Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »
- Benjamin Lesson
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Dans l’investigation, ce qui fait sens n’est pas seulement le contenu, mais également le mode de transfert entre contenu latent et contenu manifeste. L’intelligence de ce film consiste à faire participer le regard du spectateur dans le processus de signification, à l’inviter à objectiver le contenu latent.
Le rêve – comme composition du sensible – est une certaine objectivation de la réalité. Le film de Vertov nous interpelle, parce qu’il souhaite nous faire entrer dans sa réalité. Il se manifeste de la même manière que l’activité onirique, il se prétend désir. Et ce qu’il semble désirer est un plan politique.
On comprend un peu mieux la présence de l’opérateur dans le film – et le fait que ce soit elle qui le chapitre. Le cinéma manifeste une certaine intelligibilité du monde ; Vertov participe pleinement du 5e Plan. L’opérateur et la monteuse ont des mouvements comparables à ceux des autres sujets soviétiques et visent le même objectif. Le cinéma, comme le rêve (qu’il soit individuel ou bien social), n’est pas séparé de la réalité ; il propose un autre monde possible à partir des données de la réalité. Le ciné-œil, que l’on retrouve régulièrement, n’est pas seulement une métaphore, c’est aussi une promesse ; c’est un art qui peut rendre compte d’un art de vivre (fig. 5).
Son film prodigue la dimension collective du rêve partagé au – et par le – cinéma. La séquence qui entame le film et qui précède la première bobine montre la préparation d’une séance : les sièges s’abaissent, le public entre dans la salle, l’orchestre s’accorde. Ce n’est que lorsque la projection commence, que nous entrons à proprement dans le film et nous y entrons par une fenêtre, venus de l’extérieur. Le cinéma, n’en déplaise à Bazin, n’est pas seulement une « fenêtre ouverte sur le monde » ; il est aussi une fenêtre ouverte sur soi-même, une expérience d’introspection collective. La fin du film s’achève dans la même salle, où l’on partage les mêmes images que le public filmé (spectateur des spectateurs, spectateurs d’eux-mêmes). Il se conclut sur une mise en abîme. C’est là un point important de la poétique de Vertov : il joue de la porosité entre rêve et réalité ; il y a une réalité dans ce rêve que l’on partage (fig. 6).
Il y a un effet de boucle récursive. Tout le film ne prend sens que par le regard de son public – tout le contenu visuel n’est d’ailleurs rien d’autre que ce que font les gens ordinaires. Le cinéma, ce sont des gens qui viennent s’immobiliser pour voir d’autres humains bouger, sous forme spectrale, à l’écran. A nous de voir si nous voulons partager plus de choses avec ces spectres...
Conclusion : songe et rêve cinématographique
Par cette rencontre de multiples « projections encapsulées », le cinéma chez Vertov n’est plus une simple « machine à rêve » – aux logiques comparables à celles du rêve, il est « machine d’éveil collectif », qui fait se rencontrer des pensées latentes.
Très tôt, le cinéma a été considéré comme « machine à rêve ». Cela signifie généralement un dispositif qui créé une illusion divertissante ; pour certains, il s’agissait d’un « divertissement d’ilotes » [14], d’une régression des arts du spectacle et de la représentation en une synthèse muette, blafarde et maigrement signifiante.
Cependant le rêve peut être signifié par deux mots : rêve et songe. Dans son étymologie, le mot « rêve » est péjoratif : on pense qu’il est issu soit du latin rabies (« rage »), soit du latin populaire exvagus (« vagabond ») ; bref, « le « délire » se croise avec l’évasion dans l’imaginaire, à moins que l’on n’ait affaire à une superposition des deux » [15]. Il n’est pas étonnant que le cinéma, comme « machine à rêve », ait pu être critiqué dans les mêmes termes. Le « songe », quant à lui, a, historiquement, eu une signification plus valorisante : « Le mot oscille par le jeu d’un va-et-vient entre la rigueur de la pensée dirigée et le vague de l’imaginaire » [16]. Le « songe » est un intermédiaire, « si bien qu’en « songeant", tantôt on "pense", on se concentre et on se rappelle et tantôt on "rêve" et on se laisse emporter » [17].
Freud a glissé, dans sa théorie du rêve, quelque chose d’équivalent à cette liberté sémantique du mot « songe ». L’onirisme n’est pas seulement un terrain d’extravagance ou de délire – il existe une « clef des songes ». C’est en cherchant la logique particulière de l’expression onirique et en portant une attention soutenue à ce qu’elle produit que le « rêve », pour l’analysant, devient « pensée » (dans notre enquête, nous avons nous-même été amené à faire attention à nos propres « projections » sur le film ; dans notre interprétation, se trouve toujours un peu de nous-mêmes, ce sur quoi on doit réfléchir... ).
Nous devons ainsi prendre en considération une économie symbolique toute particulière : il s’agit de plonger dans la recomposition particulière du sensible produit par ce discours autre, mais ne pas y céder – sinon nous resterions en état de rêveries – et, au contraire, y « songer », veiller à inscrire cette expérience dans l’ordre du quotidien, de la pensée diurne, de la conscience. On parle alors de pleine expérience : la pensée est déployée dans le langage et les images, dans le plan de la conscience et de l’inconscient ; la signification cinématographique serait manifestée dans son montage et l’interprétation collective de ses spectateurs, convergence de multiples projections.
Peut-être le cinéma profite t-il donc d’un même glissement sémantique, entre « rêve » et « songe » ? Peut-être est-il, lui aussi, non pas seulement « machine à rêve », mais surtout « machine à songe » pour son spectateur ? Peut-être pourrions-nous envisager, dans les questions d’esthétique, une même aspiration à l’expérience pleine ? Si tel est le cas, il faudrait interpréter à nouveau frais l’idée bazinienne selon laquelle le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde : on se concentrait essentiellement sur l’objet considéré par le cinéma (fenêtre ouverte sur le monde), peut-être vaut-il mieux s’interroger sur le seuil entre différents mondes (la fenêtre ouverte sur le monde), lequel est un amalgame d’images projetées et de projections spectatorielles. Le discours est le produit de cet amalgame ; la vertu du critique serait d’en repérer les traits déterminants.
[14] « C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C’est, savamment empoisonné, la nourriture d’une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu’elles achèvent d’avilir » (G. Duhamel, Scènes de la vie future [1930], Paris, Mille et Une Nuits, 2003, p. 20).
[15] B. Cassin (dir.), Le Vocabulaire européen des philosophes, Paris, Seuil/Le Robert, 2004, p. 775.
[16] Ibid.
[17] Ibid.