Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »
- Benjamin Lesson
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Nous entrons par la fenêtre, silencieux et légers comme une brise ou un fantôme. Dehors la lumière hésite encore entre la nuit et le jour. A peine le rideau nous effleure et nous voici à l’intérieur. Mais notre regard n’embrasse pas une pièce. Nous ne sommes pas dans un espace, ou plutôt l’espace n’a pas d’existence, pas d’intérêt, pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce corps assoupi au sommeil chaud et tranquille (fig. 1). Nous sommes si près que nous pouvons en deviner l’haleine et la respiration. Nous sommes si près que nous n’en voyons qu’un détail, une pose, presque une abstraction. Pas de visage, pas de seins, pas de ventre, pas de cuisses ; juste un bras de pietà, alangui profondément dans un drap blanc qui borde un épais édredon fleuri. Nous serions passés par la porte, ce serait le petit théâtre de bonheur très propre, paisible et heureux, qu’un amoureux découvre à l’aube de son retour auprès du corps aimé. Mais nous sommes passés par la fenêtre comme une brise ou un fantôme. Sur le mur, deux images nous remettent à notre place : nous sommes un esprit – preuve en est que nous comprenons leur langage d’apparition. Nous comprenons que nous dérangeons le vieux voyeur, mi cow-boy, mi moujik, qui contemple depuis plus longtemps que nous ce que nous venons de découvrir et nous le fait savoir d’un œil noir ; nous comprenons aussi que c’est à nous que s’adresse le chut ! péremptoire du couple de propagande. Chut ? Trop tard ! (fig. 2) Nous avons dérangé l’endormie. Elle se retourne. Elle va se réveiller. Dehors le vent se lève.
Nous sommes ici à la 5e minute de L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov. Après son générique et son préambule, avec cette succession de huit plans, le film entre vraiment dans son sujet. Suivront soixante minutes d’une déferlante inouïe d’images montées – on pourrait presque dire démontées – en un apparent chaos d’événements et de sens ; une succession de fragments qui, à la fois, s’échappent et font signe.
Il en résulte un film qui ne peut pas se raconter parce qu’il appartient tout entier aux images qui le composent. Au mieux, on peut décrire l’impression qu’il nous laisse et le sentiment éprouvé, en tant que spectateur, une fois tenté un décodage des images et de leurs associations. Autrement dit, une fois leur énigme résolue. Ce film se propose. Son sens n’existe qu’après une traduction du spectateur : le spectateur est l’interprète du film, l’acteur du sens…
…En vérité, la mécanique de Vertov fonctionne comme la mécanique du rêve. Voici donc le propos de cet article. Il ne s’agit pas ici d’étudier une scène onirique, ni un procédé de réalisateur, ni un jeu d’acteur, ni un effet de scénario, utilisés pour traduire ou évoquer un moment de rêve inclus dans un contexte narratif ; mais bien de proposer au lecteur de considérer un film qui, de notre point de vue, a été dans son ensemble pensé et construit comme un rêve.
Précisons un peu le contexte de ce point de vue. Freud, dans l’ombre de son cabinet, et Vertov, dans l’obscurité de la salle de montage, découvrent que l’absence de parole (et de prétexte narratif) ne signifie pas absence de discours. Ils se confrontent à un discours fonctionnant par association d’images, le premier en analysant les mécaniques du rêve, le second en élaborant une esthétique singulière et spécifiquement cinématographique. Cette découverte force à reconsidérer les principes de l’esthétique du cinéma et la question de la subjectivité. L’interprétation du discours est un fait de réception, d’écoute de l’autre ; il s’agit d’étudier cet autre qui parle (cet « autre » est l’inconscient chez Freud, ce serait l’ordre social utopique chez Vertov). Une rationalité toute particulière émerge et, avec elle, une nouvelle forme d’attention : « l’écoute flottante » chez Freud et, pourrions-nous dire, un « regard distrait » chez Vertov – une attention qui ne se focalise pas sur l’ordre commun, mais qui cherche les traits saillants d’un autre type de discours, d’un autre type de rationalité, afin de s’y adapter. Il s’agit donc d’aller et venir entre l’investigation freudienne et les recherches formelles vertoviennes, chercher dans les notions de Freud les processus figuraux (de déni des mots) de Vertov et voir dans l’œuvre de ce dernier un dépassement des catégories psychanalytiques : au fur et à mesure de ces trajets, s’éclairent des facettes imprévues de ces deux œuvres qui interrogent, par des pôles opposés, les liens entre l’image, la pensée et la parole.
Nous serons amenés à considérer la forme particulière de communication que ces deux œuvres interrogent et à en éclairer les logiques de fonctionnement.
Il est impossible de savoir si Dziga Vertov a lu L’Interprétation Des Rêves (ni si Sigmund Freud a vu L’Homme à la Caméra). Cependant...
A l’Ouest,
le Cubisme, Dada et les Surréalistes ont publié leurs manifestes. Ils théorisent et appliquent en actes ce que Tristan Tzara définissait dès 1918 comme le désir de « désordonner le sens ». Les avant-gardes artistiques militent pour un dérèglement onirique des institutions : le rêve vecteur de la révolution. Même s’il n’a jamais lu Freud, de ça, Vertov a dû entendre parler.
A l’Est,
Tolstoï a édité en 1898 Qu’est-ce que l’Art, un manifeste dans lequel il affirme : « la production artistique ne peut être authentique que si elle transmet une nouvelle expérience, si minime soit-elle, à l’homme » [1]. Des générations d’artistes russes entendront cette parole du père et l’appliqueront au mot. Ce déplacement de la perception que les artistes de l’avant-garde russe expérimentent dépasse le cadre de la théorie pour s’appliquer à une vision tout à fait originale du monde. Dans son élan révolutionnaire, l’artiste décide que son talent et son savoir-faire sortent de l’art pur pour s’intéresser à la dimension utile de la vie même. A l’Est les avant-gardes artistiques participent à l’organisation d’un monde nouveau : le rêve de l’art vecteur de la révolution. Vertov y a participé.
Une forme de communication à définir
Dès le générique, dans les uniques intertitres du film, Vertov nous rend compte du principe conducteur :
film en six bobines extraites du journal d’un opérateur. A l’attention des spectateurs : ce film est une expérimentation de communication cinématographique d’événements réels, sans l’aide d’intertitres, sans l’aide d’histoire, sans l’aide de comédien ni de décor. Ce travail expérimental vise à créer un véritable langage cinématographique international, basé sur sa séparation absolue du langage théâtral et de la littérature.
Le film n’est, somme toute, que la manifestation d’un projet : il vise à rendre compte d’une forme de communication dont les logiques restent encore à définir. La « réalisation » du film ne peut se faire qu’au regard de son spectacle – autrement dit, au moins avec le regard d’un spectateur. Le véritable sujet du film est ce que le spectateur intègre, après coup, de son expérience esthétique : il est analysant.
[1] L. Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ? [1898], dans L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, sous la direction de Catherine Méneux et Julie Ramos, INHA, « Sources », 2014. A retrouver au format PDF sur le site Ebooks gratuits.