Vienne-Odessa aller/retour.
Le montage de L’Homme à la caméra de
Dziga Vertov (1929) comme discours « autre »
- Benjamin Lesson
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Dans une séquence importante du film – qui suit précisément celle de la « course poursuite » –, Vertov offre au spectateur un même « rappel à l’ordre » où il montre comment la « réalisation » d’un film procède de sa projection et de celle de son spectateur.
Souvenons-nous de la course-poursuite. Le cheval. Son image se fixe. Le film est arrêté. Succession de photogrammes. Des portraits d’adultes et d’enfants. Une jeune femme ombrageuse, le regard anxieux ; une jeune femme souriante coiffée à la kazakhe ; une vieille femme à l’apparence rustre et vindicative ; deux petites filles endimanchées ; un jeune garçon avec une calotte ouzbek accompagné de sa sœur, lui éclate de rire, elle semble au bord des larmes (fig. 4). Toutes les femmes regardent vers la droite, tous les enfants vers la gauche. Chaque portrait s’alterne avec une photo évoquant l’ambiance et la technique du montage. Les rushes pendus en bandes ; le bobineau de la table de montage ; les ciseaux et le geste précis du découpage de la copie de travail. Au milieu de la séquence, la monteuse. Penchée sur sa table lumineuse, elle a la délicatesse silencieuse d’une couseuse de tableau flamand.
Le point de vue quitte l’action en cours. Dans l’essoufflement (Vertov notifie dans son script que l’accompagnement sonore doit ici être strident et répétitif), notre attention se porte sur les images qui sont « chargées » d’une signification que l’on avait oubliée. Cette signification toute particulière à l’image photographique, que Barthes a appelé le punctum [13] : l’image ne fait que re-présenter une vie qui a eu lieu, mais qui n’est plus lorsqu’on en observe l’image. Cela d’autant plus qu’elles ne font que présenter le lieu et divers protagonistes de l’action. Ce qui produit un effet d’étonnement ; le spectateur est surpris parce qu’il n’est plus « embarqué » dans un mouvement, il en voit les éléments. Nous ne sommes plus face à un prétexte, nous sommes face à des puncta. Ce n’est que dans ce cas de figure que l’image peut être indice : comme image trace, et comme élément à charge pour une réflexion.
Mais la monteuse ne se contente pas d’accumuler des preuves (en accumulant les épreuves sur pellicule). Elle les monte, les coupe, les colle. Puis elles nous sont restituées dans leurs mouvements : nous trouvons une jeune femme souriante. Par la lumière et le mouvement, le cinéma redonne à la vie son droit. La séquence joue à déjouer les règles du montage et attire ainsi notre attention sur son processus. En cessant l’effet (l’illusion ?) de mouvement, il nous montre tous les matériaux à partir desquels un film se construit.
Il n’en demeure pas moins que cette séquence reste une séquence montée – c’est là le caractère poétique (et d’avant-garde) du travail de Vertov. On peut toujours montrer de pures présences, on peut toujours essayer de déconstruire le mouvement et le montage, une narration existe toujours malgré tout. Ce qui est narré ici, c’est le fondement même du travail de signification cinématographique : en vérité, le travail du cinématographe prend des images statiques que la mécanique fait courir si vite qu’elle donne l’illusion de leur mouvement.
L’illusion optique ne produit pas seule la signification – sinon, nous n’aurions pas été surpris par les puncta. C’est nous, spectateurs, qui accueillons ces spectres et leur donnons du sens. Si « rappel à l’ordre » il y a, c’est parce que la « réalisation » du film n’est pas uniquement la projection d’images produites par le dispositif cinématographique ; c’est aussi la projection du spectateur. La « réalisation » d’un film, c’est la rencontre du film projeté avec les projections du spectateur ; c’est un « montage » du film monté avec les logiques du public spectateur. Dans le sens ou contre le sens des logiques du public.
Des saynètes du quotidien s’exposent à nos yeux. Et, pendant ce temps, l’opérateur marche dans la rue, caméra sur les épaules, en quête de nouvelles images à saisir. Chacun son rôle.
De la dimension onirique du montage à l’épreuve collective d’une utopie sociale
Le contenu manifeste, bien qu’il offre une intelligibilité, est une version lacunaire de la « pensée du rêve », de son contenu latent. Le film est « perfectible » ; il a besoin du regard du spectateur. Quel serait alors le potentiel contenu latent de ce film ? Derrière la mécanique poétique, transpire une pensée, qui est un discours de propagande.
Un indice se trouve vers la fin du film, où Vertov fait un montage parallèle entre une dactylographie, le travail d’une standardiste, le mouvement de manivelle de l’opérateur cinématographique, le passage de véhicules et de passants dans une rue, et les roues d’un train. Aucune vraisemblance n’a lieu ici, puisque la vitesse s’accélère ; aucune intelligibilité contextuelle puisque ces diverses images ne partagent ni le même espace, ni la même temporalité, ni les mêmes activités. Il y a pourtant une unité : c’est le potentiel collectif qui œuvre dans ces petites actions. Nous comprenons que ces petits actes s’inscrivent dans un processus plus grand : ils sont inscrits dans le rythme d’une journée et, surtout, animent le projet politique du 5e Plan. Les images prennent sens ensemble, au même titre que c’est la participation de chacune des personnes vues qui construit la puissance collective.
Il y a une célèbre formule de Jean-Luc Godard, qui dit : « pas une image juste, juste une image ». Il nous semble que cette formule s’applique très directement au film de Vertov. Son discours ne se déploie pas explicitement à travers une représentation qui serait directement manifeste. Au contraire, c’est plus profondément encore qu’il va puiser sa pensée latente : c’est la composition avec des (juste des) images, qui fait une image juste. Le fait qu’il filme des gens ordinaires est ici absolument déterminant : à l’image des restes diurnes dans le rêve, ils « ancrent » la pensée du film dans une réalité concrète. C’est à travers ce sous-entendu que nous pouvons voir que nous avons affaire à une propagande : le cinéaste laisse entendre qu’il s’agit d’une vérité générale.
Autrement dit, ce film objective, tacitement, un rêve politique et social. Non seulement le montage reprend les processus du rêve, mais il en reprend toute la logique. A un point près : si le travail du rêve est le travail du psychisme d’un individu, le montage cinématographique offre une pensée collective, pour le collectif.
[13] R. Barthes, La Chambre Claire [1980], Paris, Gallimard, 1987, pp. 48-49.