Entre la littérature et la photographie est le
réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar
- Nataliya Lenina
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Fig. 7. E. Verbist, Une jeune fille rangée
Ainsi, hormis la jubilation d’une enfance choyée, la photographie, dans A la recherche d’une enfance, proclame-t-elle également que quelque chose d’unique est disparu et en est-elle un rappel ostentatoire et poignant. Elle est un signe de la métamorphose, elle est un signe de l’absence, elle « est de ruines » [49]. C’est le cas des deux photos (figs. 7 et 8) d’une blonde fillette heureuse occupée à ses devoirs d’école (A la recherche, 71). Et qu’importe si ce sont des photos de Suzanne-écolière ou celles de ses filles, Françoise ou Marie (dite Miquette) : elles creusent de la même manière la temporalité et font passer le même message que le texte, d’ailleurs, traduit explicitement :
[N]ous mourons plusieurs fois et comme par saccades. Où est la Françoise de dix ans qui, sur les pentes du Julier, chantait crânement
Le ciel se colore
D’azur, de vermeil,
La laine se dore
Des feux du soleil.
Où la Miquette à tablier penchée sur ses cahiers d’écolière ? Quand nous ont-elles quittés, ces gracieuses petites filles qui s’en sont allées sur la pointe des pieds et reposent maintenant comme de jeunes mortes dans l’herbier du souvenir ? (A la recherche,p. 70, nous soulignons).
En effet, cette photographie « annonce la mort du photographié » et, « en tant que monument funéraire miniature (…) [elle] devient un tombeau pour les morts vivants » [50]. Par ailleurs, dans cet extrait cité ci-dessus, Lilar exprime un sentiment d’aliénation envers son « soi » lointain et la représentation photographique. Comme si elle avait du mal à croire que c’est elle ou que ce sont ses propres filles qui sont les référents de la fillette sur les photos. Ainsi, la photographie joue un rôle de « soutien de l’identité », de ce qui permet d’avoir accès à l’image de « soi » indépendamment des souvenirs gravés dans l’esprit, au fond du cœur, ou des souvenirs mis en récit. La photo se comporte également en historiographe tâchant « d’effectuer des comparaisons (…) [et] de mesurer les transformations effectuées » [51] avec le temps. Ce processus de la reconnaissance du passé tel quel est inséparable d’une synthèse mentale confrontant le souvenir à la fois avec le « soi actuel » et avec le « soi passé » [52].
Chez Lilar, c’est précisément l’introduction des illustrations qui aiguise la problématique de l’altérité au sein du « je » s’énonçant. L’image par définition est l’espace où le « je » du sujet qui la regarde est exclu. Ce fait postule par conséquent l’apparition de ce « soi-même comme un autre » de Paul Ricœur [53]. Or, malgré cette exclusion du « je » de l’espace de l’image, la photo renvoie inévitablement à son référent. La photographie partage ce trait d’autoréflexivité et d’autoréférentialité avec d’autres types d’images figuratives, que celles-ci soient d’ordre iconique ou plastique [54].
L’autoréflexivité propre à l’image est aussi une qualité intrinsèque de l’indice déictique pronominal de « je » qu’Emile Benveniste appelle d’ailleurs « indicateur autoréférentiel » [55]. En effet, comment définir le sens de « je » sinon par rapport à l’acte de son énonciation dont « je » est le centre organisateur ? Voici la définition « circulaire » de « je » que propose Benveniste : « Je est “l’individu qui énonce la présente instance de discours contenant l’instance linguistique je” » [56]. Du point de vue lexicographique, cette définition est tautologique, car elle définit le terme en le réemployant [57]. Ne pouvons-nous pas, dans le même ordre d’idées, tirer un parallèle avec l’image ? En effet, cette définition paradoxale de « je » est susceptible de nous sensibiliser au caractère « autoréférentiel » de la photographie. De même que le « je » ne peut se définir qu’en référence à l’individu qui dit « je », l’image représente en se représentant. Nous ne pouvons définir autrement une image particulière qu’en passant notamment par cette image, qu’en référence à cette image précise, ou, pour reprendre les propos de Louvel (cités ci-dessus), nous sommes obligée de pointer vers « la » photographie, en référence à un « déjà là », à du « déjà connu ».
Constructions identitaires par images verbales et iconiques ?
Au fond, tout projet autobiographique et, notamment le projet iconotextuel de Lilar, implique l’introduction de la figure d’altérité au sein du « je » s’énonçant. L’auteur se considère souvent comme quelqu’un d’autre : le regard indirect avec recul, le regard à travers les autres, à travers les images. Lilar constate dans Une Enfance gantoise, que pendant toute sa vie, elle n’a pas cessé « d’osciller entre l’affirmation et la négation, entre le ressassement de l’identité et la pression de l’altérité, au gré d’une dialectique peu hégélienne » (Enf., p. 216).
Deux codes d’expression dans A la recherche d’une enfance, l’iconique et le verbal, se trouvant à l’opposé ramènent le « je » de l’auteur à l’unité, à la plénitude. Les illustrations photographiques non seulement aiguisent la problématique de l’altérité, mais aussi mettent devant nos yeux un processus cognitif de l’auteur et ses constructions identitaires. La photographie non seulement re-présente, mais joue aussi en quelque sorte le rôle d’hypotypose : elle « met devant le regard et rend sensible ce qui semblait demeurer inaccessible et irreprésentable » [58]. A la page 54 d’A la recherche d’une enfance nous voyons le portrait photographique de la petite Suzanne vêtue en communiante et portant un long voile blanc le jour de sa première communion (fig. 9). Le texte commente ce portrait avec un mysticisme profond :
Ai-je forcé l’importance du vêtement dans les souvenirs de cette journée ? Je ne le pense pas. Un enfant – même s’il est impuissant à l’exprimer – sent que le costume de cérémonie lui donne comme un supplément d’être. Quant au fait de porter le voile, j’y trouvais quant à moi une première et mystique expérience de la clôture. A la douceur d’être séparée du monde s’ajoutait celle de l’être par un obstacle transparent, c’est-à-dire de l’être et de ne l’être pas. Oui, je connus là, dans ce monde de l’entre-deux, une plénitude de joie qui me demeura longtemps inexpliquée (A la recherche, p. 54).
Ce dédoublement du « je » ne se perçoit aucunement comme le morcèlement de la personnalité, mais, au contraire, comme une construction identitaire par altérité, comme un processus naturel qui initie le sujet à la plénitude de son être. Et la photographie, dans ce projet iconotextuel, ne se présente-t-elle pas, tel le costume de communiante, comme un « supplément de l’être » de l’auteur ?
Ainsi, l’étude d’A la recherche d’une enfance met en évidence les différentes fonctions (souvent contradictoires) que remplit la photographie après avoir été insérée au sein du texte littéraire : l’image photographique en tant que « trace d’un réel » et indice de sa transformation ; la photographie en tant que signe de la mort et de la « résurrection » (en tant que support matériel et élément-déclencheur d’un souvenir) ; la photographie en tant que composante motrice du livre et médiatrice des enjeux identitaires de l’écrivain.
[49] J. Thélot, Critique, Op. cit., p. 117.
[50] E. Cadava, art. cit., p.14.
[51] D. Méaux, Op. cit., p. 24.
[52] L’aliénation dont nous venons de parler envers le « soi » d’autrefois se ressent également lorsque Lilar parle de ses filles. Par exemple, elle les appelle par leurs prénoms lorsqu’il s’agit de petites filles, alors qu’elle emploie le nom de plume (Françoise Mallet-Joris) pour désigner Françoise adulte, sa fille aînée, sans avoir même mentionné qu’il s’agit de sa fille, comme si elle parlait d’une personne mal connue et étrangère. Cet effet de distance nous a très surprise (voir Une Enfance gantoise, « Le sacré », p. 71).
[53] « En effet, écrit François Soulages dans un article consacré aux ouvrages autobiographiques illustrés par la photographie, devant l’image-œuvre, le sujet est en problème et en crise, car cette image est image récalcitrante, insoumise, indocile et rebelle : le sujet ne peut l’assujettir, du moins par les concepts » (« La photographie et le sujet », art. cit., 187, nous soulignons).
[54] « C’est aussi le doigt de la deixis (…) qui figure dans l’œuvre de peinture et dans le récit, intervenant pour désigner l’espace représenté. (…) Les opérations de « fléchage » (…) pointeront vers « le » / « ce » tableau, « la » photographie, en référence à un « déjà là », à du « déjà connu » (L. Louvel, Œil, Op. cit., pp. 104-105, nous soulignons).
[55] E. Benveniste, « La nature des pronoms », dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, « Tel », 1966, p. 255.
[56] Ibid., p. 252.
[57] Cette phrase est une paraphrase de Philippe Bourdin, Université York, Glendon, Canada.
[58] A. Cambier, « L’image, la visibilité et l’invisibilité », dans Les Dons de l’image, Op. cit., pp. 17-38, voir p. 28.