Entre la littérature et la photographie est le
réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar
- Nataliya Lenina
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Fonction révélatrice, heuristique de l’image photographique
Dans le texte d’Une Enfance gantoise n’apparaissent que deux brefs commentaires relatifs à la photo « Sur la pelouse du parc » ou « L’embarras de l’Être » (fig. 5). L’un de ces commentaires, celui qu’on trouve dans le chapitre « Le sacré », accompagne l’illustration dans A la recherche d’une enfance :
Mon père ne cessait de m’enseigner la beauté du monde mais je me sentais plus attentive encore à sa cohérence. Quelquefois cette belle ordonnance se déréglait un peu. Le monde bougeait et ce « bougé » lui restituait cette fraîcheur d’apparition qu’a l’image photographique dans la cuvette où l’on agite le révélateur. Métamorphose d’une simple pelouse du Parc rendue méconnaissable par une abondante chute de feuilles (j’y connus à trois ans toute l’angoisse de la déréliction). (Enf., « Le sacré », pp. 91-92 ; A la Recherche, pp. 56-57, nous soulignons).
Cet extrait indique que les réflexions de l’auteur sur cet événement cheminent par une comparaison avec des métamorphoses qui se passent dans le monde réel. Elle compare les métamorphoses naturelles à la « fraîcheur d’apparition qu’a l’image photographique dans la cuvette où l’on agite le révélateur ». Elle met en parallèle la production de l’image photographique (qui, d’un côté, fixe la fin du réel, d’un autre côté, déclare la naissance d’un nouvel objet à statut autonome) avec la métamorphose de la pelouse, car les deux phénomènes sont régis par des forces contradictoires, par le paradoxal.
Quant au deuxième commentaire sur cette photo, commentaire très bref, nous le trouvons seulement dans le texte d’Une Enfance gantoise (p. 211), dans le chapitre « Le problème de l’Être ». Ce commentaire est précédé du souvenir d’une « excursion pédestre » (p. 208) de la petite Suzanne avec son père en Ardenne, excursion dont l’importance est primordiale pour la compréhension de ce que cette photo a à nous dire. Dans ce but, il nous faut alors, reprenant la parole de Lilar, « revenir à [cette promenade en Ardenne,] et au pressentiment qu’[elle] avai[t] eu en ramassant le fossile » (Enf., p. 210). Ce jour en Ardenne est le moment d’un grand éblouissement, lorsque la petite Suzanne découvre un fossile et apprend de son père ce que c’est :
« Mais alors, disais-je, désappointée, dans ma pierre il ne reste plus rien de l’animal ? » Me montrant alors le délicat dessin du fossile, une amorce d’hélice sans doute et de spirale, il [le père de Suzanne] me répondit, comme surpris lui-même de sa découverte : « Si. La forme. » Que de fois, au cours des années, j’allais évoquer cette réponse, que de fois j’allais m’interroger sur ces objets et sur le message qu’ils me dépêchaient à travers le télescopage des ères et des siècles. (Enf., p. 211)
En fait, la réponse du père – que l’auteur nomme « la mystérieuse parole » (Enf., 210) – révèle à Suzanne que la transformation de la matière organique (sa dissolution et son remplacement par une matière minérale dans le fossile), malgré l’appel naturel vers la nouveauté, vise, avant tout, la conservation de sa forme originelle, de son essence. Ce qui annonce une grande découverte pour la petite fille, à savoir que le monde « ne tient ensemble que par ses contrastes » (Enf., p. 80), découverte qui, comme le dit le texte, « concrétise » la « rêverie platonicienne » de l’enfant : « [q]uelle illumination, écrit Lilar, le jour où j’appris que le mot grec eidos plutôt que l’idée, désigne la forme, voire le projet, le dessein » (Enf., p. 209).
C’est précisément l’un des moments de sa vie où l’ordinaire devient extraordinaire pour l’accompagner pendant toute sa vie. N’a-t-elle pas su tout de suite reconnaître là un mystère ? Cet objet ramassé n’est-il pas d’emblée apparu à l’enfant « comme un signe » (Enf., p. 210), ce signe qui, à l’instar d’une « vitre transparente (…) laisse voir autre chose qu’elle-même » [36] ?
Quant à la réponse de mon père, pour la première fois elle me montrait l’opposition de la matière et de la forme dans un objet où cependant elles étaient étroitement confondues. Admirable contradiction ! Cette inextricabilité m’aiderait un jour à comprendre que l’opposition matière-forme n’implique aucun dualisme de l’être mais seulement des niveaux et des perspectives, en quelque sorte un dualisme du regard. (Enf., p. 211, nous soulignons)
Cette expérience forme donc la petite Suzanne à ce « dualisme du regard » et l’aide à envisager les phénomènes dans la coexistence des contraires :
Je me suis toujours trouvée à l’aise dans la contradiction, confie Lilar pendant un entretien. Il y a deux sortes de gens : ceux qui pensent qu’il faut choisir entre le blanc et le noir, et les autres qui croient qu’il existe une émulation des contraires. J’appartiens à ceux-ci. C’est pour cela que, Flamande, j’ai aussi tellement aimé parler français (Entrevue publiée dans Rail, p. 27).
Dès lors, une promenade banale se transforme en événement, en une véritable expérience-mystagogue qui lui procure « l’antidote à l’angoisse », à l’embarras (que la photo, d’ailleurs, reflète aussi très bien) qu’elle a ressenti un jour au milieu de la pelouse couverte de feuilles mortes :
Dans la perfection géométrique du dessin saisi par la pierre [Lilar parle ici toujours du fossile], j’éprouvais une solidité, celle du lien qui unit toutes les choses entre elles. Du fond des âges me venait l’assurance que le monde tient et qu’il tient ensemble. C’était l’antidote à l’angoisse d’être au monde qu’à trois ans j’avais éprouvée si cruellement sur cette pelouse du parc où s’amoncelaient les feuilles mortes (Enf., p. 211, le fragment souligné par nous est le deuxième commentaire sur la photo Sur la pelouse du parc).
[36] Voir l’Introduction de Louis Marin à son ouvrage L’Opacité de la peinture, Florence, Editions Usher, 1989.