Entre la littérature et la photographie est le
réel : le phénomène de la métamorphose dans
A la recherche d’une enfance de Suzanne Lilar
- Nataliya Lenina
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Suzanne Lilar (née Suzanne Verbist) est un écrivain, essayiste et dramaturge belge. Elle est née à Gand en 1901 et morte à Bruxelles en 1992. Elle fut la première femme à recevoir le diplôme en droit de l’Université de Gand, elle fut également la première Belge inscrite au barreau à Anvers. Bien qu’elle ait entamé sa carrière littéraire assez tardivement, dans les années quarante, son héritage est considérable. C’est précisément pour sa contribution importante à la littérature belge que Baudoin Ier, roi des Belges, lui a accordé en 1976 le titre de baronne. Toute son œuvre est cyclique, autoréflexive, et manifeste une grande originalité ; une belle écriture et une rare profondeur de pensée.
Derniers en date des livres publiés, l’autobiographie Une Enfance gantoise (parue chez Grasset en 1976 [1]) et A la recherche d’une enfance (paru en 1979 aux éditions Jacques-Antoine [2]) devraient être les premiers à être lus, car ils « [épellent] l’alphabet de sa pensée fondamentale » [3]. Ces deux ouvrages autobiographiques couvre 14 ans de la vie de l’écrivain (de 1900 à 1914) et se présentent comme un véritable « monument commémoratif » où l’esprit métaphysique flamand de l’auteur se conjugue harmonieusement avec ce qu’elle-même considère comme la lucidité et la rigueur des penseurs et écrivains français du XVIIe siècle [4]. C’est pourquoi Marc Quaghebeur, dans ses Balises pour l’histoire des lettres belges, classe son œuvre sous la rubrique « la vague néo-classique ».
Une Enfance gantoise, autobiographie où la logique d’un récit suivi, chronologique est remplacée par la logique associative, thématique, n’est pas une autobiographie traditionnelle, mais un « autoportrait » [5]. La seule considération des titres donnés aux chapitres (« Les mystères », « Le bien et le mal », « Le problème de l’Etre », etc.) pré-oriente suffisamment une lecture philosophique d’un texte à multiples facettes : « L’enfance gantoise se termine par un chapitre [une rature, illisible] de tonalité mystique autant qu’ontologique. Les dernières pages ont un accent testamentaire » [6], note Lilar dans des brouillons (notes inédites) sur son œuvre. Cependant, les tous premiers motifs de l’écriture des souvenirs relèvent de l’ordre moral. Comme l’auteur le confie au cours d’une longue entrevue, publiée dans Rail en février 1977 :
Ce livre « Une enfance gantoise », je l’ai écrit pour moi (…). En tout cas, j’ai d’abord envisagé l’entreprise comme un acte de piété. J’ai voulu montrer ce que je devais à mes parents (Rail, p. 27, nous soulignons).
Or, peut-on dire qu’Une Enfance gantoise, est une simple mise en récit de souvenirs ? Certes, la plume de Lilar les a pour ainsi dire fixés, dans un style sobre, mais suscitant des images. Or les images convoquées, reliant les lieux de mémoire et le regard que jette l’auteur sur son passé au moment où il s’énonce par l’écriture, non seulement restaurent les souvenirs et subliment les réminiscences, mais aussi « actualisent » le passé et dévoilent la posture énonciative de l’écrivain. La mise en écrit des souvenirs d’âge tendre, ne permet-elle pas de prendre conscience de soi et de reconquérir cet « espace » juvénile, éminemment fragile que l’on n’oublie jamais, même lorsqu’on croit l’oublier ? En effet, l’enfance, dont les terres ne sont jamais acquises pour l’homme – tel est l’amour –, nécessite constamment un véritable processus de reconquista.
Une Enfance gantoise et A la recherche d’une enfance : deux livres, deux projets. L’éthos « pré-discursif » et discursif, l’éthos iconique
[N]e cesse de sculpter ta propre statue…
Plotin, Les Ennéades
Deux ans après la parution d’Une Enfance gantoise, Lilar pousse son entreprise littéraire encore plus loin, ayant décidé de confronter le texte des mémoires aux photographies familiales. Cette collision du « soi » adulte avec le « soi » enfant soutenue par les photos n’est que la suite du dialogue qu’elle mène avec son « soi » de jadis, avec ses proches par écrit. Le geste est d’autant plus significatif que l’écrivain belge attache beaucoup d’importance à l’illustration de livres et à la composition typographique [7]. Voici les réflexions à ce sujet que nous trouvons dans son Journal de l’analogiste :
Tout procédé typographique, en faisant ressortir le mot, lui restitu[e] son pouvoir imageant. On me[t] les mots en italique, entre guillemets, on sépar[e] à nouveau par un trait d’union leurs composantes étymologiques. De l’aveu général, ces procédés vis[ent] à renforcer la signification, en d’autres mots, à remplacer la signification conventionnelle du langage par son contenu évocatif, magique. Ils rétabliss[ent] un léger écart formel pour opérer la dissociation de l’image qui coll[e] à l’objet. Cette disposition à peine différente fai[t] à nouveau apparaître la forme en tant que forme, en tant que représentation [8] (Journal, pp. 144-145, nous soulignons).
A la recherche d’une enfance voit le jour à Bruxelles en 1979 aux éditions Jacques-Antoine. Des extraits d’Une Enfance gantoise s’y trouvent entourés de nombreuses photographies familiales prises par le père de l’auteur et reproduites par Nicole Hellyn. Il s’agit incontestablement d’un projet iconotextuel dans le domaine de l’autobiographie : le textuel se trouve complexifié et interpellé par l’introduction d’un nouveau code dont la fonction principale est loin d’être purement illustrative. Ce faisant, Lilar fait opérer la mémoire sur la symétrie entre le plan verbal et le plan visuel. Cette démarche présuppose une tension double entre le passé et le moment de l’énonciation de l’auteur au niveau des deux codes impliqués, iconique et verbal. L’exposition des images photographiques redouble l’expérience de l’écrivain. Le livre devient ce lieu où se déroule le processus de constructions identitaires de l’auteur, où le « je » de l’auteur s’expose et expose des portraits photographiques, descriptifs et anecdotiques (créés principalement selon la volonté de la mémoire affective sous la forme d’un récit), en peignant ainsi un double portrait de soi et d’autrui.
Avec l’entrée en jeu du visuel et de tous ces dispositifs, ce genre qu’on appelle « livre illustré » fait basculer d’emblée des rapports de forces. « Qu’est-ce que cela veut dire ? », la question (si chère à Mallarmé et à Claudel) liée à la compréhension, à la fonction connotative et symbolique du signe langagier, se trouve reléguée au deuxième plan. C’est le visuel, de par sa nature même, qui impose sa présence immédiate au textuel. La photographie oriente le lecteur plutôt vers la question dénotative « Qu’est-ce que c’est ? » ou « Qui est-ce ? » Elle renvoie donc à la reconnaissance, à la fonction référentielle du signe.
[1] S. Lilar, Une Enfance gantoise, Paris, Bernard Grasset, 1976. Toutes les références à cet ouvrage seront désormais indiquées entre parenthèses par le titre abrégé Enf., suivi du numéro de page.
[2] S. Lilar, A la recherche d’une enfance, préface de Jean Tordeur, photographies originales du père de l’auteur et reproduites par Nicole Hellyn, Bruxelles, Jacques Antoine, 1979. Toutes les références à cet ouvrage seront désormais indiquées entre parenthèses par le titre abrégé A la recherche, suivi du numéro de page.
[3] Jean Tordeur, Introduction au Journal de l’analogiste de Suzanne Lilar, Paris, Bernard Grasset, 1979, p. 25.
[4] Par « l’esprit métaphysique flamand », nous entendons les inclinations mystiques de la littérature et de la peinture flamandes qui reflètent le caractère particulier de ce peuple, de sa vie quotidienne imprégnée jusqu’aux racines de la religion chrétienne et, pourtant, versant constamment à la fois dans le paganisme (dans la superstition) et dans le matérialisme le plus brutal. D’après Suzanne Lilar elle-même, « il n’y a rien de plus flamand que ça : le réalisme mêlé à l’effusion mystique » (Lilar, entrevue « Une enfance gantoise », publiée dans Rail, Bruxelles, février 1977, p. 26).
[5] Il s’agit du concept de Michel Beaujour.
[6] S. Lilar, Inédits, Lilar sur son œuvre, manuscrit, Bibliothèque royale de Bruxelles, les Archives, ML 8492/24. Notre transcription.
[7] Or, bien que cette connaisseuse raffinée de la peinture qu’est Lilar soit fascinée par la peinture et la photographie, par les jeux des images mentales, elle reste toujours aux aguets à l’égard de l’image. Compte tenu de son pouvoir séducteur, elle la considère avec une vigilance intellectuelle qui lui est propre : « Les images, écrit-elle dans son Journal religieux, [n]e pas exagérer leur importance (…), [l]es accepter dans l’humilité (voir S. Lilar, Inédits : écrits à caractère autobiographiques, Journal religieux, manuscrit, Archives, cote ML 08492/0023. Notre transcription).
[8] S. Lilar, Journal de l’analogiste, Paris, Bernard Grasset, 1979. Toutes les références à cet ouvrage seront désormais indiquées entre parenthèses par le titre abrégé Journal, suivi du numéro de page.