Navratil, ou la littérature par l’album
- Cécile Boulaire
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Fig. 15. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

Fig. 16. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996

S’approprier ses souvenirs

      Si l’on tourne la page en effet, c’est un assemblage de coupures de journaux, démesurément agrandies, qui nous saute aux yeux (fig. 15). Il y est abondamment question des deux petits garçons ; l’histoire de leurs parents, de leur mésentente conjugale, y est complaisamment étalée. Simple effet de réel, venant rappeler comme en écho au prologue, que l’histoire que l’album nous raconte est une histoire vraie ? On pourrait le croire, mais il me semble qu’il y a plus. Dans les pages précédentes, Charlotte Mollet a déjà raconté que les journaux avaient beaucoup parlé des frères Navratil. Montrer les coupures elles-mêmes sert donc moins à faire preuve qu’à provoquer un choc chez le lecteur. Il est en effet arraché à l’esthétique, parfaitement maîtrisée, du récit iconotextuel agencé par Charlotte Mollet et Olivier Douzou, dont la beauté poétique semble rendre à l’aventure tragique de Navratil une dignité épique. Et en lieu et place de cette esthétisation, le lecteur est mis face au sentiment d’aliénation qu’il y a à lire, écrite à longueur de journaux, l’histoire qu’on sait être sienne, mais qu’on ne reconnaît pourtant pas – le nom de la mère est mal orthographié, la nationalité du père fautive. Michel Navratil, après avoir été privé de père, après avoir cru sa mère perdue, voit sa propre histoire lui être arrachée par le flot de propos échangés à son sujet, jeté en pâture à des lecteurs avides de sensationnalisme. L’individualité de Michel Navratil est noyée dans cette composition, soigneusement saturée, de coupures de presse qui alignent les formules choc (« Perte », « MORTS », « Deuil ») et les chiffres (« 1325 », « 710 », « 440 »). Ces trois pages reproduisant des articles d’époque nous mettent sous les yeux cette question terrible : comment peut-on s’approprier sa propre histoire quand elle est à ce point publique, commune ?
      Le troisième temps de ce dénouement poursuit la réflexion sur la construction intime de soi, cette fois par la bouche de Michel Navratil devenu un vieil homme (fig. 16). Le texte est réparti en deux pages, recto et verso, sous la forme d’une étroite colonne. Ce monologue de l’homme revenant sur sa vie ressasse quelques motifs dont on ne peut que reconnaître la force : celui du glaçon flottant sur l’océan, d’abord. « On s’aperçoit que certains souvenirs sont insubmersibles, ils remontent sans arrêt du fond de la mémoire », fait dire Olivier Douzou au vieil homme, qui poursuit l’image sous la forme d’une série d’inclusions : « Cette nuit-là est enfouie en moi comme dans un morceau de glace, une montagne de glace que j’ai croisée tout le temps ».
      On ne peut s’empêcher de penser à deux autres occurrences poétiques de ce motif du glaçon : les paroles gelées que Pantagruel et ses compagnons découvrent au chapitre 55 du Quart livre, et l’air du génie du froid du King Arthur de Purcell (III, 2). Chez Rabelais, les navigateurs, en pleine mer de glace, sont effrayés par des cris et bruits de bataille qui s’avèrent provenir de « dragées » de glace qui en fondant libèrent les sons d’une terrible bataille survenue en ces lieux, et dont le son avait gelé… C’est l’occasion pour Pantagruel de se livrer à une réflexion sur la puissance du langage. De n’avoir pu exprimer quoi que ce soit de sa propre perception du drame, tant sa parole d’enfant non-anglophone avait été tenue pour nulle à son arrivée à New York, le petit Michel Navratil a gardé cette nuit terrible « gelée » en lui – alors peut-être faut-il le passage, en ces mers glaciales du souvenir, de Charlotte Mollet et Olivier Douzou pour que, comme les dragées que Pantagruel jette à ses hommes sur le pont, ce glaçon dégèle et libère les cris et pleurs des enfants.
      Peut-être entendons-nous aussi l’écho de l’air du « Cold Genius » de Purcell qui, réveillé par Cupidon soucieux de prouver son pouvoir, va supplier qu’on le laisse de nouveau glacer :

 

What power art thou, who from below
Hast made me rise unwillingly and slow
From beds of everlasting snow?
See'st thou not how stiff and wondrous old
Far unfit to bear the bitter cold,
I can scarcely move or draw my breath?
Let me, let me freeze again to death
 [3].

 

      On se souvient que cet air célèbre est scandé, ahané par un génie du froid arraché malgré lui au gel : ne retrouve-t-on pas la scansion obsédante de la scène d’agonie, au milieu de l’album, où les dernières paroles du père aspiré par les vagues répondaient au battement cadencé des rames sur l’eau ? A l’inverse de ce qui se passe chez Rabelais, ici le dégel n’est pas une libération, mais une souffrance, à laquelle le génie demande à être soustrait (« let me freeze again to death »), de même que Michel Navratil semble aspirer à la mort, qu’il a évitée en cette nuit glaciale jadis, et qui cette fois le libèrera de cette trop longue confrontation avec ce glaçon intime.
      Un second motif nourrit ce bref monologue, celui du canot-berceau. C’est autant le panier dans lequel on le hissa jusqu’au pont du Carpathia, nouveau Moïse miraculeusement arraché à un désastre collectif, que la barque de Charon :

 

J’attends comme dans le temps cette chaloupe à la mer, ce berceau qui une nuit de printemps m’a rendu à Maman. Et qui cette fois, me rendra à mes deux parents.

 

      Dans cet ultime monologue poétique, Michel Navratil exprime les tensions contradictoires qui font la vie d’humain si complexe : la gratitude d’être un miraculé et pourtant le désir de rejoindre la mort qu’on n’a peut-être pas mérité d’éviter ; le soulagement de la parole libérée, dégelée, et pourtant la sensation tenace que quoi qu’on fasse, les souvenirs enfouis remontent à la surface. Cet épilogue tempère la douceur des retrouvailles maternelles de la dernière page dessinée. Il ne dit pourtant pas autre chose que cette embrassade : le désir humain d’être réuni, en définitive, à ceux dont la tendresse est inconditionnelle.
      J’écrivais en ouverture que Navratil, pour moi, était une grande œuvre littéraire. J’espère avoir montré que dans le soin de sa conception, de sa composition, de sa réalisation, il témoigne d’un art très subtil, inventif et délicat, de la narration iconotextuelle. Comme toute œuvre majeure, il ne se contente pas de viser un destinataire dont les centres d’intérêt comme les capacités cognitives seraient a priori considérés comme limités. Au contraire, Navratil est un livre dense, riche, absolument complexe, laissant à ses lecteurs l’initiative d’interprétations innombrables. C’est un livre pour enfants, parce qu’aux jeunes lecteurs, il raconte l’histoire d’un petit garçon qui voyage, s’émerveille, traverse un drame, mais retrouve sa maman à la fin. C’est un livre pour enfants parce que le texte simple, rythmé, spirituel d’Olivier Douzou est une perpétuelle invite à s’aventurer plus avant dans le monde merveilleux du langage. Parce que les images puissantes gravées par Charlotte Mollet à la fois montrent et laissent imaginer – exactement ce qu’on attend d’un album. Mais au-delà de ce tout jeune destinataire (qui s’arrêtera peut-être, dans sa lecture, aux ultimes pages dessinées, passant rapidement sur les coupures de presse finales, et sur le monologue de Michel Navratil), c’est aussi un livre profond, dans lequel un vieil homme s’interroge sur ses jeunes années, évoque la force destructrice du souvenir, se demande si l’on peut exister quand son histoire intime se trouve coincée entre souvenirs traumatiques et étalage médiatique. Un livre qui nous demande, à nous lecteurs, ce qui se produit quand on raconte une vie : quand autrui nous arrache les éléments de notre biographie, et les imprime dans la presse, photos à l’appui, dans une tentative maniaque de dire le vrai ; quand on essaie de se raconter à soi son propre passé ; quand l’art se met de la partie, et qu’avec des mots et des images des artistes tentent de redonner à celui qui l’a vécue les clés profondes de sa propre histoire, quitte à imaginer, quitte à reformuler – parce que l’artifice n’est pas maquillage, mais détour pour surprendre l’indicible. Navratil est une réflexion sur la littérature et l’art, sur la puissance de la fiction, un poème qui dit que la poésie est notre plus sûr moyen de parvenir au vrai.


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[3] H. Purcell, King Arthur, opéra sur un livret de John Dryden, aria « What Power art thou », acte III scène 2.