Navratil, ou la littérature par l’album
- Cécile Boulaire
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Fig. 4. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996
Fig. 5. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996
Fig. 6. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996
Fig. 7. O. Douzou et Ch. Mollet, Navratil, 1996
C’est par ce subtil travail à trois – Michel Navratil témoignant, Olivier Douzou écrivant, Charlotte Mollet illustrant – que cet album atteint sa beauté. En racontant une histoire, l’histoire de quelqu’un de vrai, mais par l’intermédiaire d’artistes qui n’en sont pas les protagonistes, il touche le lecteur au plus profond de ses émotions, parvenant à la fois à mêler le réel et le poétique, l’histoire collective (celle du Titanic, relayée par la presse) et la destinée singulière de Navratil, l’anecdote et la réflexion philosophique.
Enchantement du voyage
Le premier tiers de l’album raconte un enchantement : celui du voyage sur un paquebot géant, vu par deux tout petits enfants. Pour qui a navigué, enfant, sur de si grands navires, les images de Charlotte Mollet sont d’une merveilleuse expressivité. Ses aplats d’encre bleu nuit témoignent de l’impression d’immensité, celle du paquebot, celle de la mer devant soi, du ciel au-dessus des passagers en mer. A la cinquième double-page après le titre (fig. 4), l’arrivée soudaine du bleu turquoise, qui rompt avec la rigueur chromatique du début, traduit l’enthousiasme des enfants qui voyagent : « Je garde le souvenir du merveilleux », dit le texte, tandis que l’aplat de couleur dense éblouit le lecteur par son intensité.
On trouve, dans cette première phase du récit, la double tonalité de ce voyage, contrastée sans être contradictoire : c’est un épisode de plaisir, collectif et social, désinvolte, joyeux, dont témoignent les pages montrant les voyageurs attablés, ou plus encore, la scène de danse, couples enlacés et musiciens en mouvement. Mais c’est aussi, pour le petit narrateur, un moment d’intense face-à-face avec son destin, et, au-delà, avec l’Aventure humaine dans ce qu’elle a de plus intemporel : si les badauds accoudés au bastingage se découpent anonymement sur un fond crème, lorsque c’est le tour de Michel Navratil de faire face à l’océan, les flots s’impriment sur une page de l’Odyssée d’Homère : « De ce pont où l’on ne regarde que droit devant soi, je rêvais, j’étais fasciné ». Il y a ici une tension entre banal et exceptionnel, entre la dimension forcément collective d’une transatlantique sur un paquebot, et le sentiment intime d’être face à un destin singulier que suscite le voyage par mer. Elle sera d’ailleurs au cœur de l’album dans les deux phases suivantes, mais sur un mode plus tragique. Pour l’instant, c’est le rêve et le plaisir qu’évoquent les images de Charlotte Mollet ; dans la scène de danse (fig. 5), le fond crème du papier laisse voir comme en légère surimpression la partition d’un air orientaliste des années 1910, sans doute une danse populaire, dont le titre pourrait être un calembour (« Les enfants des douars »).
Un naufrage : trivial ou sublime ?
La double-page suivante ouvre la deuxième phase de l’album, consacrée au naufrage : « Ce bateau-là, ce Titanic, ce titan était éventré par un glaçon géant échappé de l’Arctique ». Dans ces six doubles-pages, l’usage que l’illustratrice fait de la technique de l’estampe et du collage signale le changement brutal de tonalité. L’encrage était soigné, précis ; il devient approximatif et gras, comme pour dire le chaos. Les dessins se détachaient sur un fond uni, ou tout au moins homogène, or voilà que s’interposent, entre la surface blanche du papier et la matrice encrée, divers papier imprimés et déchirés (publicité, partition jaunie, pages arrachées à un livre) qui viennent brouiller la lecture, rompre l’unité stylistique, souligner l’effet de confusion brutale que provoque le choc contre l’iceberg : « Puis dans la nuit, ce fut la déchirure, la vraie, celle qui a fait une cicatrice dans l’histoire du monde ».
La première double page (fig. 6) met en regard l’énorme bloc de glace, à gauche, et deux corps serrés l’un contre l’autre, sur la page de droite, sertis dans un carré. Au loin, à l’échelle, le paquebot semble bien se diriger tout droit vers la partie émergée de l’iceberg, mais l’illustratrice a choisi de confronter plutôt le glaçon énorme et le couple de personnages enlacés (dans le sommeil ? serrés l’un contre l’autre par la peur ?), car c’est bien d’un choc entre chacun des voyageurs et le morceau de banquise que veulent parler les artistes dans ce livre. En effet, ce que le livre interroge dans un mouvement de va-et-vient est le rapport du drame au collectif et au singulier. Or dans cette image qui suggère l’imminence du drame tout en montrant déjà les conséquences (l’engloutissement des personnages par une vague bleue « montant » du bas de la page), le lecteur est frappé par la surimpression du bateau sur un fragment de publicité moderne, sombre, dont le bleuté laisse vilainement apparaître la trame. On devine qu’il s’agit d’un prospectus sans dignité, quotidien. Loin de la page d’Homère, voilà que surgit le trivial au sein d’une histoire qui avait une tonalité épique.
La double-page suivante (fig. 7) évoque la mise à l’eau des premiers canots, en silhouettes grossièrement ébauchées, têtes rondes et mains immenses tendues vers le ciel ; l’encrage là encore est gras et brouillon, et l’espace dévolu aux vagues, qui vont bientôt engloutir une partie des passagers, laisse voir sous l’encre la partition jaunie et déchirée d’une nouvelle chanson populaire, à la tonalité mélodramatique, dont le titre tronqué pourrait bien être « Rien, plus rien n’[existe] ». Aux figures anonymes des passagers pris de panique, aux paroles illisibles d’une goualante populaire, répond la prose de Douzou, dans laquelle le goût de la formule frôle le calembour :
A bord, à bâbord et tribord, c’était un triste décor, triste sort. Même les plus gros milliardaires regardaient s’éloigner les embarcations de fortune ; c’était les femmes et les enfants d’abord… C’est la justice de la mer, la politesse des océans.
Panique des silhouettes anonymes, chanson dramatique des faubourgs, goût douteux du jeu de mot, l’album a ici abandonné le registre élevé de la première partie, comme si l’irruption du « fait divers » dans l’histoire faisait basculer la tonalité générale dans le trivial, comme si l’esthétisation du voyage (lisible dans la référence à Homère) cédait le pas devant l’irruption du réel (traduite par les publicités et les chansons réalistes populaires).
Laconique, la double-page qui suit (fig. 8) fait un sort aux centaines de passagers anonymes noyés en quelques heures. « Les autres sombrèrent, âmes et corps », dit le texte, dans une jolie fusion des expressions « corps et âme » et « corps et biens », tandis que l’image joue sobrement des ressorts du collage et de l’estampe. Sur la page de gauche, le niveau des flots est symbolisé par le collage d’une page de texte arrachée à un livre, et une petite gravure rectangulaire, inclinée vers la gauche, montre des voyageurs paniqués aux hublots, des passagers chutant du pont dans les flots. En regard, sur la page de droite, et se surimposant à une autre page de livre, un cadre contenant lui-même quatre cases semble décomposer la noyade d’un corps – à moins qu’il ne symbolise, par métonymie, la noyade de chacun des passagers. Le corps tombe tête en avant dans les flots, puis seules les jambes restent apparentes, ensuite seulement un pied, puis plus rien ; en quatre images, la ligne des vagues à l’encre bleue a gagné le haut de la case, et la disparition du corps est complète.
Ce procédé narratif d’une extrême efficacité, condensé en quatre cases disposées en carré, va être repris à la double-page suivante (fig. 9), avec pourtant une différence de taille : ce n’est plus un corps anonyme qu’on voit se noyer, car c’est celui du propre père du narrateur. Cette fois, le corps n’est plus une silhouette pleine, bleue sur fond clair ou claire sur fond bleu, c’est un tracé fermement cerné, torse maigre et bras dressés vers le ciel tandis que le visage se tend pour échapper aux vagues. Charlotte Mollet utilise avec efficacité le principe de l’estampe qui permet la multiplication de l’image. Cette fois la séquentialisation de la noyade est parfaite, car c’est trois fois la même matrice qui est utilisée, rectangle vertical qui accentue l’impression de plongée du corps naufragé. L’illustratrice a représenté les flots en imprimant des vagues bleues sur un papier qu’elle a ensuite déchiré à trois hauteurs différentes, donnant l’illusion du mouvement de noyade : le papier déchiré laisse voir le torse dans la première image, puis seulement tête et bras dans la deuxième, et rien que les mains dans la dernière. Alors que la typographie depuis le début de l’album était régie avec rigueur (alignement à gauche, corps uniforme), ici une phrase scindée en fragments se glisse entre les séquences imagées : dispersés sur la page, en lettres de taille décroissante, ces propos attribués au père (« Tu diras à ta mère combien je l’aime ») ont une portée violente. La seule occurrence du style direct est ainsi consacrée aux dernières paroles d’un agonisant – paroles d’amour, aussitôt mises en doute par le narrateur :
Notre père restait là, avec ses dernières pensées pour notre mère ; des mots peut-être même s’échappèrent, il n’avait plus rien à perdre dans cette nuit-là…
Dernières paroles hachées, découpage du mouvement de noyade en phases successives et insupportables à regarder, bruit cadencé des rames des canots évoqué par le texte (« Ce fut ensuite le bruit des rames qui donnait la cadence à un air de musique qui s’envolait du Titanic comme une bulle d’air »), cette double-page est marquée par l’omniprésence du rythme saccadé, qu’il soit visuel ou sonore ; j’y reviendrai.
Ces deux doubles-pages successives, proches thématiquement, soulignent une rupture majeure dans l’événement en train de se jouer sous les yeux du lecteur. Si le choc contre l’iceberg a fait surgir dans l’image le collage de papiers imprimés exogènes, dans ces deux doubles-pages ce sont des fragments de livres qui sont collées dans notre livre (non plus des publicités ou des partitions). Le texte étant partiellement lisible, il me semble qu’il nous invite à le lire. Or de quoi s’agit-il ?…