Neige noire d’Hubert Aquin :
les manœuvres de l’image
- François Harvey
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Les manœuvres de l’image
Une année avant de réaliser son premier long métrage, Sergei Eisenstein développait sa théorie de l’attraction :
L’attraction (…) en est chaque moment agressif – c’est-à-dire tout élément théâtral qui fait subir au spectateur une pression sensorielle ou psychologique – tout élément qui peut être mathématiquement calculé et vérifié de façon à produire telle ou telle émotion choc. Celle-ci sera située à sa place convenable dans l’ensemble de l’ouvrage. Ce sont là les seuls moyens grâce auxquels il est possible de rendre compréhensible le message, la conclusion idéologique de l’œuvre [42].
Si le concept d’attraction est élaboré à partir du théâtre, Eisenstein souligne son adaptabilité à cet autre art de la monstration qu’est le cinéma, où le réalisateur, notamment grâce au montage, peut avec facilité influencer la perception et les réactions du spectateur. Le cinéma de propagande soviétique, mais aussi l’industrie américaine du film ont longtemps usé des mécanismes du montage afin de modeler les sentiments et les idéologies du spectateur ; l’exemple canonique est The Birth of a Nation de David W. Griffith (1915) où le montage des oppositions (alterné) accentue l’antinomie entre sudistes et nordistes, entre blancs et noirs, avantageant les premiers.
Aquin est pleinement conscient de cette capacité du film à influencer son spectateur, il en fait même un des principaux thèmes de son dernier roman. Régulièrement dans Neige noire, le narrateur évoque la possibilité d’assujettir le spectateur aux images et de le contraindre « à son rôle de spectateur manipulé » [43] :
Il faut précisément, à ce point du film, que le spectateur accepte tout, de telle sorte que dans cette douce résignation il découvre lui-même la justification de ce qu’il regarde avidement. Il sait, même confusément, qu’il appartient au film, tout comme ce dernier, dans une inégale réciprocité, est à lui et ne peut lui échapper. Cette confiance du spectateur est la condition fondamentale de l’échange ; le spectateur sait que le film ne peut bénéficier d’un sauf-conduit, non plus que de l’immunité généralement accordée aux poèmes hermétiques. (…) Comment expliciter, en fait, que la passivité du spectateur ressemble plus à une passivité dévorante qu’à l’indifférence ataraxique de la frigidité ? Cette analogie restera peut-être indémontrée quand le film sera terminé, mais sa puissance de persuasion profite de son caractère implicite [44].
Le montage et les effets spéciaux mis en place par Aquin dans Neige noire matérialisent cette manipulation du spectateur, faisant du lecteur sa première victime. Tirant parti des possibilités du média filmique, principalement au moyen de manipulations d’images ou de combinaisons souvent saisissantes de plans, le narrateur de Neige noire cherche à orienter la perception du lecteur de manière à ce qu’il en arrive à croire tout naturellement en la culpabilité de Nicolas à l’égard de la mort de Sylvie, et à son projet délirant d’assassiner Linda lors des premiers jours du tournage du film autobiographique qu’il prépare.
Rappelons que l’action de Neige noire gravite autour du personnage de Sylvie dont la mort est survenue dans les montagnes du Spitzbergen en Norvège lors de son voyage de noces avec son époux Nicolas. Or, les circonstances qui entourent le décès de Sylvie s’avèrent nébuleuses : Nicolas plaide d’abord l’accident, puis le suicide. Eva, une amie de Sylvie qui prend vite sa place auprès de Nicolas, devient soupçonneuse le jour où elle rencontre Michel, père et amant de Sylvie, qui, ayant lu le scénario autobiographique sur lequel travaille Nicolas (et dans lequel il évoque le suicide de Sylvie), lui suggère que l’hypothèse du meurtre serait plus intéressante, parce que plus dramatique. Eva, troublée par ces propos, en discute avec Nicolas qui, justement, en est à réécrire la scène en question. D’abord réticent à l’égard de cette hypothèse, qu’il juge en discordance avec la réalité, il finit par plier et recompose son scénario. Michel remet ces nouvelles pages à Eva qui les interprète comme étant vraies. Horrifiée, elle rejoint Linda, actrice pressentie pour jouer le rôle de Sylvie dans le film de Nicolas, et après lui avoir fait lire le scénario (lecture qui nous révèle du même coup la fin atroce de Sylvie, torturée à mort par son époux), l’avertit que Nicolas s’apprête à l’assassiner à son tour. Convaincue, Linda abandonne le film.
Bien qu’aucune preuve ne corrobore de manière sûre les idées d’Eva, c’est vers elles que s’infléchit le roman. S’appuyant sur les limites floues qui séparent la vérité du vraisemblable, le cinéma d’Aquin participe de la volonté de persuasion qui anime Eva, cherchant à faire adhérer le lecteur aux thèses défendues par cette dernière. Ainsi, à plusieurs reprises dans le texte, des images sont montées de manière à préfigurer le meurtre de Sylvie, comme lors de cette séquence où elle et Nicolas se dirigent vers l’aéroport de Dorval en taxi et où la photographie lacérée d’une femme nue se superpose à des images du couple amoureux :
Plan moyen avec Nicolas en amorce gauche ; le décor, derrière lui, au lieu d’aller très vite se déroule très doucement. Le poster géant de la femme étendue se déroule en sens inverse : de la chevelure aux pieds, tandis que Nicolas sourit tendrement à Sylvie. Contre-champ : Sylvie en amorce droite répond au sourire amoureux de Nicolas sur un fond ralenti qui fait se dérouler la femme dans le sens des pieds à la tête (car le taxi vient de changer de direction). Toutefois, c’est comme si on avait déchiré, à intervalles irréguliers, le poster : il manque des morceaux à la représentation horizontale de cette femme nue [45].
L’intercalation de cette affiche au sein de plans de Nicolas et de Sylvie produit un effet de mauvais présage ; pour le lecteur, l’image a une valeur prédictive à l’égard de la mort de Sylvie, que tendront à confirmer les scènes finales du récit.