Neige noire d’Hubert Aquin :
les manœuvres de l’image
- François Harvey
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Si Aquin emploie une grande variété de liaisons entre les plans et les séquences, ces artifices filmiques ne s’avèrent toutefois pas insérés de manière gratuite dans son roman, au contraire : à l’aide des diverses possibilités qu’offre le montage cinématographique, l’écrivain aménage les « images » de son récit de manière à ordonner de façon particulièrement expressive les unités qui en composent l’histoire. Nous n’en donnerons que quelques exemples, inspirés par les quatre types fondamentaux de relations signifiantes entre les images filmiques dégagés par David Bordwell et Kristin Thompson dans L’Art du film, soit les relations visuelles, rythmiques, spatiales et temporelles.
Les relations visuelles et rythmiques sous-tendent toute œuvre filmique et se retrouvent souvent combinées en une même séquence ; les premières servent à « exploit[er] les qualités visuelles des plans » [34] en « les regard[ant] comme des agencements d’ombres et de lumières, de lignes et de formes, de volumes et de profondeurs, de mouvements et d’arrêts indépendants des relations de ces plans avec l’espace et le temps de l’histoire » [35]. Les secondes visent plutôt à régler « la longueur physique et donc (…) la durée des plans ; [et ultimement à] contrôle[r] les puissances rythmiques du montage » [36]. Aquin fait un usage soutenu de ces relations visuelles et rythmiques dans Neige noire où il juxtapose, insère et superpose les divers plans qui composent son récit afin de produire des liens sémantiques et rythmiques éloquents, allant jusqu’à créer des effets spectaculaires où les propriétés visuelles des images et la cadence des plans se complètent d’une manière particulièrement expressive :
Les plans qui suivent sont tous pris à l’extérieur de la cabine. Travelling heurté sur le pont supérieur avant. Plongées sur divers points des ponts inférieurs sur lesquels les vagues déferlent. Zoom sur les glaces qui s’entrechoquent non loin du navire. Orgie de bleu devenu bleu de roi par l’effet de l’éclairage de tempête. Plan éloigné de deux blocs de glace qu’une vague fait se fracasser l’un contre l’autre : une multitude d’éclats bleu sombre jaillissent dans toutes les directions. Reprendre aussitôt le même plan, multiplier à l’extrême les fractions de secondes qui précèdent le contact. Quand le choc va se produire à nouveau, couper à un plan pris à l’intérieur de la cabine numéro 9. Flash de Sylvie et de Nicolas. Couper et continuer avec le choc des blocs de glace : les deux corps, après s’être frappés, s’éloignent l’un de l’autre au ralenti. Coupe à la cabine : l’éclat s’est produit, les amants se sont pulvérisés en une infinité de petites cellules phosphorescentes. Un choc sourd se produit encore sous la coque. Nicolas s’écroule brusquement en bas du lit, propulsé par les oscillations forcées du navire. Nicolas et Sylvie éclatent de rire [37].
Le mélange des couleurs et la combinaison des formes, l’association entre le mouvement des blocs de glace qui se brisent et ceux de Nicolas et de Sylvie, le choc des images qui se heurtent et la rythmique des plans qui suit une cadence rapide : l’ensemble de ces composantes visuelles et rythmiques tend à faire de cette séquence un montage fabuleux de plans filmiques où sont associés le couple amoureux et la mer déchaînée.
Le montage sert aussi à l’édification de l’espace et de la temporalité filmiques. Sur le plan des relations spatiales, Aquin crée de multiples associations entre les divers lieux de l’action, manipulant les plans de manière à produire des effets d’implication entre les espaces décrits, comme le montrent les insertions de plans arctiques au début du récit qui, en plus d’annoncer le voyage de Nicolas et de Sylvie en Norvège, alimentent l’éclatement spatial qui détermine l’intrigue en contrastant le décor estival montréalais avec les glaces norvégiennes. Au point de vue des relations temporelles, Aquin déploie une foule de techniques de montage qui visent à « contrôler le temps de l’action décrite par le film » [38]. Jouant sur l’ordre, la durée et la fréquence des événements, l’écrivain manipule le temps de l’histoire, souvent de manière originale en présentant, par exemple, plusieurs variantes d’un même événement, comme les images répétées de Nicolas plongeant « sa main dans le casaquin d’Eva » [39] lors d’un souper au restaurant. Aquin a également recours au montage afin de créer des relations temporelles plus conventionnelles, à l’image de cette série d’ellipses produite au moyen de fondus enchaînés, dont la fonction est de raccourcir la durée de l’ascension de Nicolas et de Sylvie vers un refuge situé dans les hauteurs du Spitzbergen :
Les nouveaux mariés s’éloignent vers les contreforts des montagnes. La marche est facile sur ce plateau riverain.
Fondu enchaîné : le couple avance sur une vire peu escarpée et débouche sur un palier que domine un surplomb exigu. En deux prises et sans rappel de corde, Sylvie et Nicolas se hissent sur le surplomb qui donne non pas sur le fjord et son cimetière profané par l’érosion, mais sur un gouffre au fond duquel, en face, se trouve un immense talweg. On peut distinguer au bas de la pente une rainure qui se développe comme une corniche jusqu’au sommet.
Fondu enchaîné : Nicolas ouvre le chemin. Des taches de mousse soufrée se font jour à la base des rochers les plus exposés à la lumière, quelques airelles aussi et des scabieuses luisantes.
Suite de fondus enchaînés à divers points de leur parcours ; ils débouchent finalement sur un replat d’où part la corniche, d’une largeur de trois à six pieds, suspendue au talweg. Le sentier est parfois recouvert de neige durcie, très glissante, parfois de glace semée de débris rocheux.
Fondu enchaîné : plans pris d’un belvédère au sommet du Haraldkrone. De ce point on a une vue plongeante sur la baie Magdalena. Plans multiples pendant ce dialogue [40].
Bien que Neige noire soit un « livre [que le lecteur] peut refermer quand bon lui semble » [41], il n’en demeure pas moins, à la lumière des effets techniques qui le composent, que ce roman élit le cinéma au rang d’horizon interprétatif privilégié. Or, le cinéma chez Aquin n’est pas qu’un simple agrément esthétique visant tout au plus à produire une expérience subsidiaire. Bien plutôt, pour cet habitué des médias de l’image (qui a composé plusieurs scénarios pour le cinéma et la télévision), le langage cinématographique, et avant tout sa capacité à organiser ses unités événementielles, est, à l’égal de l’écriture, un important vecteur de sens, un producteur de signification. S’appuyant sur les capacités signifiantes du montage, Aquin cherche dans Neige noire à produire des impressions singulières chez le lecteur, allant jusqu’à orienter subrepticement sa perception des événements, notamment en ce qui concerne l’énigme centrale du récit : la mort de Sylvie.
[34] D. Bordwell et K. Thompson dans L’Art du film. Une introduction, Paris, De Bœk Université, « Arts et cinéma », 2000, p. 332.
[35] Ibid.
[36] Ibid., p. 338.
[37] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 81.
[38] D. Bordwell et K. Thompson, L’Art du film. Une introduction, Op. cit., p. 343.
[39] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 152. Cette séquence est répétée à la page suivante. Dans Hubert Aquin ou la quête interrompue, Pierre-Yves Mocquais a analysé certaines techniques de manipulation du temps dans Neige noire, notamment l’insertion, la surimpression et la répétition. P.-Y. Mocquais, Hubert Aquin ou la quête interrompue, Ottawa, Le Cercle du livre de France, 1985.
[40] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., pp. 111-112.
[41] Comme le souligne Pierre-Yves Mocquais, en introduction à Neige noire, Ibid., p. xxxix.