Neige noire d’Hubert Aquin :
les manœuvres de l’image

- François Harvey
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      Simulacre filmique pour certains, pseudo-scénario pour d’autres, Neige noire d’Hubert Aquin apparaît comme une œuvre atypique en raison de sa composition intermédiaire, entre deux genres littéraires, entre deux modèles médiatiques. Echafaudé sur le canevas d’un scénario, dont il emprunte la présentation typographique, le langage technique et le caractère illocutoire, ce texte n’en demeure pas moins marqué par une lisibilité de type romanesque, parsemé de longues descriptions, de commentaires et autres infractions aux normes scénaristiques. Déterminé par sa matérialité scripturaire et par son statut livresque, ce roman se présente néanmoins comme le support d’une œuvre cinématographique virtuelle. A la fois roman et scénario, récit écrit et récit filmique, Neige noire est une œuvre ambivalente qui, telle une architecture mobile, ne cesse de faire circuler le sens au travers de ses identités multiples.
      Il apparaît toutefois curieux que la critique aquinienne ne se soit généralement appliquée à démontrer que l’aspect anticinématographique de Neige noire. Comme si les qualités du dernier roman achevé d’Aquin résidaient d’abord dans les entorses à la visualité qui s’y manifestent, lui octroyant du coup le statut d’œuvre non médiatisable. D’une manière générale, la critique fonde ses arguments selon deux points de vue : soit l’œuvre d’Aquin met en scène un film exagérément éclaté donc intournable, soit elle conteste de l’intérieur son potentiel de visualisation et son devenir cinématographique. Mais ce que suggère avant tout la critique aquinienne, c’est l’idée selon laquelle dans Neige noire, l’écrivain affirmerait la supériorité du verbal sur l’iconique.
      Les tensions mises en œuvre par Aquin dans Neige noire entre la forme romanesque et celle du scénario ont largement incité la critique à analyser le statut du cinéma dans ce roman. Relevant une relation dialectique entre l’image et l’écrit, la critique s’est particulièrement intéressée aux portions du récit où le filmique est infirmé par l’écriture romanesque. Sur le plan de la faisabilité du film (réelle ou virtuelle), Jacqueline Viswanathan considère qu’en raison de la profusion des termes savants, du foisonnement des techniques de manipulation de l’image et de la complexité du montage mis en œuvre par Aquin, le film impliqué dans Neige noire s’avère sinon impossible à tourner, du moins « proprement insupportable à l’écran » [1]. Face aux assemblages hétéroclites de plans décrits par Aquin, « [o]n est pris d’une sorte de vertige qui loin de favoriser l’image semble l’annuler dans un tourbillon d’inserts et de surimpressions » [2] ; dans Neige noire, « [l]’écran n’est pas une fenêtre ouverte sur le monde ; il figure parfois un néant dont la blancheur arrête tout regard, parfois un trou sombre comme l’enfer » [3]. Exacerbant les codes du cinéma, Aquin chercherait à contraindre la pleine intellection de Neige noire et en compromettrait irrémédiablement la visualité.
      Il convient d’interroger les présupposés d’une telle affirmation. Faire sortir le récit cinématographique de ses ornières équivaut-il nécessairement à lui interdire toute filmicité ? Il serait opportun de souligner les affinités de l’esthétique filmique d’Aquin avec le cinéma d’avant-garde, et plus spécifiquement les systèmes fondés sur la non-figuration (comme les films de Norman McLaren, qu’Aquin a côtoyé à l’Office national du film au début des années 1960), sans parler du cinéma expressionniste dont l’écrivain se réclame dans Neige noire, notant le « caligarisme » de certaines images [4]. Plusieurs séquences de Neige noire font ainsi montre d’un important travail de déformation de l’image qui vise manifestement à évoquer des formes abstraites, tel le trajet emprunté par l’hélicoptère qui emporte Nicolas, à la recherche du corps de Sylvie :

 

L’hélicoptère frôle les arêtes rocheuses, vole dangereusement près des éperons et des tourelles qui, comme des bouts de solives, sont décelables sous les toits de neige. Plongées : la caméra surplombe le cours des fleuves immobiles et remonte des vallées épiglaciaires. Puis, demi-tour : descendre ce qu’on a remonté, coller de trop près les pentes poudreuses, éviter de justesse de trancher la glace au couteau. Rendre la caméra vomitive [5].

 

En ce sens, l’aspect baroque de l’écriture filmique aquinienne ne saurait nuire à sa visualité, mais seulement aux conventions du « cinéma dit "de papa" » [6], selon l’expression employée par Alain Robbe-Grillet pour qualifier les œuvres qui tendent à réduire les discontinuités et à rendre les artifices techniques du cinéma transparents aux yeux du spectateur.
      Le second point de vue de la critique concerne les passages où Neige noire « conteste la possibilité de sa propre médiatisation » [7]. Observant les résistances du texte à sa mise en images, la critique aquinienne soutient l’idée selon laquelle

 

dans Neige noire l’image visuelle est toujours absente par définition bien qu’elle hante de toute évidence tout le texte et toute lecture. (…) Neige noire ne fait littéralement rien voir du tout et il ne faut point laisser inaperçue la piquante ironie du texte qui insiste sur le visuel du film [8].

 

Il est vrai que les infractions aux codes visuels, si elles apparaissent survalorisées par le discours critique, n’en sont pas moins d’une importance notable dans l’économie du roman, qui ne cesse de jouer sur l’entre-deux du texte et de l’image. Neige noire met en scène à plusieurs reprises des descriptions d’objets, de lieux ou de couleurs qui résistent à leur mise en images, à exemple du pendentif de Sylvie, « objet (…) circulaire [qui] ne figure rien, sinon la contre-image d’un plexus bombé aux nombreuses tiges qui relient ce noyau éruptif et ambigu à sa couronne » [9]. De plus, le narrateur du roman d’Aquin insiste fréquemment sur l’impossibilité de transposer à l’écran certains des éléments qui composent son récit, comme les « considérations érudites du commentateur sur la gémellité de Hamlet et Fortinbras » [10] répertoriées par André Lamontagne :

 

Il est possible de charrier de la mélancolie sur écran géant, de voir l’infini du désert dans l’œilleton, de cadrer l’invisible à l’œil nu, mais il est rigoureusement impossible de transmettre à l’image des spéculations sur les relations secrètes que la reine Gertrude aurait eues avec Fortinbras à Undensacre, dans ce lieu même où le fils a été enterré [11].

 

Dans ce roman où l’« image (…) ne peut être qu’à ne pas être » [12] et dont le titre même, comme l’observe Viswanathan, « est inconcevable en dehors d’un oxymoron rhétorique qui n’est possible que dans la langue » [13], Aquin réunit une foule d’artifices qui contribuent à souligner l’impossibilité de transférer les mots en images ; ce qui a d’ailleurs poussé la critique à soutenir que dans Neige noire, l’écrivain déclare « la faillite de l’écriture cinématographique » [14] et affirme la domination du verbal sur l’iconique en vue d’établir « une communication directe du narrateur avec son vrai narrataire : le lecteur du texte » [15].

 

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sommaire

[1] J. Viswanathan, « Le roman-scénario : étude d’une forme romanesque », Le Journal canadien de recherche sémiotique, vol. VII, n°3, printemps/été 1980, p. 143.
[2] Ibid., p. 143.
[3] J. Viswanathan, « L’imaginaire du cinéma dans trois romans québécois », dans Littérature et cinéma du Québec, sous la direction de G. Dupuis, C. Fratta et M. Riopel, Rome, Bulzoni, 1997, pp. 111-112.
[4] « Une touche de caligarisme, une insignifiance surexpressive : le temps, comme Nicolas, a les yeux cernés » (H. Aquin, Neige noire, édition critique établie par P.-Y. Mocquais, Montréal, Bibliothèque québécoise, 1997, p. 61).
[5] Ibid., p. 163.
[6] A. Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, Paris, Minuit, 1961, p. 10.
[7] P.-Y. Mocquais, en introduction à : H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. xxxiii.
[8] A. Wall, Hubert Aquin entre référence et métaphore, Candiac, Les Editions Balzac, « L’Univers des discours », 1991, p. 200.
[9] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., pp. 38-39.
[10] A. Lamontagne, Les Mots des autres. La poétique intertextuelle des œuvres romanesques de Hubert Aquin, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, « Vie des lettres québécoises », 1992, p. 204.
[11] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 213.
[12] M.-C. Ropars-Wuilleumier, « Le spectateur masqué. Etude sur le simulacre filmique dans l’écriture d’Hubert Aquin », Littérature, n°63, 1986, p. 54.
[13] J. Viswanahan, « Le roman-scénario : étude d’une forme romanesque », art. cit., p. 143.
[14] A. Lamontagne, Les Mots des autres. La poétique intertextuelle des œuvres romanesques de Hubert Aquin, Op. cit., p. 205.
[15] J. Viswanathan, « Le roman-scénario : étude d’une forme romanesque », art. cit., p. 144.