Neige noire d’Hubert Aquin :
les manœuvres de l’image
- François Harvey
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Si les observations de la critique permettent de mettre en relief certaines insuffisances de l’image filmique à l’égard du fait littéraire, il faut toutefois noter que le dernier roman d’Aquin ne déclare pas l’échec inconditionnel du système cinématographique. Bien plutôt, sensible aux ressources du septième art, l’écrivain souligne à maintes reprises le fort potentiel expressif du code filmique, qui se révèle parfois supérieur aux moyens de représentation littéraires ; comme l’ont démontré les analyses de Julie Leblanc, selon qui le roman d’Aquin « est susceptible d’être lu comme un long essai sur l’efficacité de l’expressivité filmique » [16]. Régulièrement, tout au long du récit, la narration met en relief l’insuffisance des mots à rendre compte de certaines composantes de l’histoire, soulignant au contraire la supériorité des moyens d’expression du cinéma. Par exemple, au moment de décrire l’atmosphère qui règne lors d’un dialogue entre Nicolas et Linda, le narrateur soutient que « [l]a conversation est inessentielle et, du coup, désordonnée. Une lenteur, indéfinissable autrement qu’en images, s’instaure dans le déroulement de cette scène » [17]. La réfutation des possibilités expressives et figuratives du septième art, telle que répertoriée par la critique aquinienne, s’avère à maintes reprises contredite dans Neige noire où le filmique est fréquemment promu au rang de système de communication privilégié.
Qui plus est, prenant appui sur l’« imagerie » [18] cinématographique qui compose son roman, Aquin déploie dans Neige noire l’ensemble des mécanismes nécessaires afin de créer l’« effet-cinéma » définit par Audrey Vermetten dans son article « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcom Lowry » [19], de manière à faire adopter à son destinataire une posture de type « siamois », selon l’expression d’Isabelle Raynauld, c’est-à-dire celle d’« un lecteur aux attributs perceptifs de spectateur » [20]. Suivant la voie entrouverte par Patricia Merivale, nous verrons qu’à la lecture de Neige noire, « [a]s the readers of opera libretti imagine the music and action necessary to complete the work, so we, reading the "scenario", turn on a movie in our minds » [21].
L’« effet-cinéma » dans Neige noire
Dès son versant paratextuel, Neige noire affiche ses affinités avec l’image. Le péritexte de l’édition La Presse de 1974 fait montre d’un important souci sur le plan de la présentation matérielle du récit : les caractères sont rouges et noirs et se démarquent sur le fond blanc de la première et de la quatrième de couverture (figs. 1 et 2). Ces teintes rappellent, bien sûr, l’oxymore du titre et annoncent à la fois le décor arctique où a lieu une grande partie de l’action et la mort violente de Sylvie. La photographie d’Aquin à l’endos du livre est en noir et blanc, mais inversée à la manière d’un négatif. Elle reproduit sur le plan iconique les multiples retournements qui déterminent le roman : les images et les points de vue renversés [22], les séquences en marche arrière [23] et bien sûr le fameux exergue kierkegaardien, « [j]e dois maintenant à la fois être et ne pas être » [24]. Tirant avantage des qualités plastiques qu’offre la paratextualité de son dernier roman, Aquin invite le lecteur à entrer dans Neige noire comme dans un univers de l’image, l’engageant déjà dans la voie du cinéma.
Ce façonnement de la position réceptrice se poursuit à l’intérieur du roman où le lecteur est constamment interpellé en tant que spectateur d’une œuvre filmique virtuelle. Multipliant les remarques au sujet des réflexions, des hésitations et des émotions que le spectateur est susceptible d’éprouver ou de ressentir à l’égard de ce qui sera montré à l’écran, le narrateur de Neige noire balise l’activité interprétative du lecteur dans le sens d’un visionnement. Il commente ainsi, à plusieurs reprises, l’effet des techniques filmiques sur le spectateur, s’efforçant de prévoir sa compréhension du montage, de la mise en scène ou du mixage des bandes visuelle et sonore. Par exemple, lors d’une séquence se déroulant au restaurant et mettant en scène Eva et Nicolas, le narrateur souligne la nécessité de fractionner et de rendre irréelle la représentation du repas, de manière à ce que le spectateur saisisse avec une plus grande justesse le travail de dislocation de la réalité auquel se voue le récit :
Au cours de cette courte séquence, il faut que le passage de prises normalement éloignées à des plans excessivement rapprochés, voire fragmentés, soit manifeste. On commence par des personnes totales, on finit par des plongées sur une assiette, des fragments de mâchoires, des poissons invisibles portés par des fourchettes, des bulles vertes qui se forment sur le vin, des paupières baissées. Le spectacle s’atomise. L’accumulation même rapide des fragments annihile le tout au lieu d’en révéler la décomposable totalité. Le spectateur, possiblement angoissé par la désintégration de la séquence, ressent un malaise, car personne n’est vraiment habitué à ces effritements instantanés du réel [25].
Le narrateur du dernier roman d’Aquin manifeste ainsi régulièrement son intérêt vis-à-vis de la participation affective et cognitive du spectateur, cherchant à mesurer ses réactions à l’égard des images cinématographiques. L’effet chez le lecteur est singulier : le caractère soutenu de ces adresses et leur volonté de régler son travail d’interprétation sur le modèle d’un spectateur filmique tendent à encourager une lecture de type « spectature », selon l’expression employée par Lise Gauvin et Michel Larouche afin de qualifier la posture réceptrice hybride commandée par les romans cinématographiques [26].
Ces paramètres de réception sont soutenus et encouragés par une pléthore de techniques filmiques qui concourent à faire de Neige noire un récit qui affiche avec force son aspect cinématographique, et ce, sur des plans aussi divers que la mise en scène [27], la matérialité de l’image [28], la vitesse de la pellicule [29], le format des objectifs [30], les angles de prise de vue, les cadrages, le format des plans, les mouvements de la caméra [31], la postsynchronisation [32] et le montage. Dans le cadre de notre étude, nous n’observerons que ce dernier aspect.
L’étendue des techniques de raccord et de montage déployées par Aquin dans Neige noire s’avère considérable, l’écrivain ayant rédigé son dernier roman à la manière d’un répertoire de liaisons entre les plans et les séquences filmiques : champs-contrechamps, flashbacks et flash-forwards, jump cuts, insertions, surimpressions, fondus, volets, coupures et autres formes de raccords (comme le faux raccord, le raccord regard et le raccord sur un objet) composent l’image de Neige noire. Prenons l’exemple d’un faux raccord :
Fondu enchaîné : l’avion se place en bout de piste et prend son envol. On voit l’avion, d’un point de vue surélevé, survoler l’avant-dernière boucle de la Nivelda, puis la forteresse de Kristiansten et la ville souvenir de Nidaros, métropole septentrionale de la chrétienté et résidence des anciens rois de Norvège. L’avion modifie sa trajectoire et fait cap vers le nord. La caméra redescend vers le sol ; et, à ce moment, le spectateur comprend qu’il y a eu substitution de point de vue, puisqu’on voit Nicolas sortir de l’hôtel Linnea, vêtu d’un chandail de laine [33].
Dans cet extrait, le faux raccord consiste en la « substitution de point de vue » qui introduit intempestivement une séquence en flash-forward où on voit Nicolas marchant dans les rues de Trondheim. Chez le lecteur, l’impression de confusion est certaine puisqu’au lieu d’enchaîner sur une succession attendue des événements (soit : l’avion de Nicolas et de Sylvie se posant à la destination prévue, la ville de Tromso), le récit fracture la suite logique des actions en insérant insidieusement un événement qui aura lieu plus tard au cours de l’histoire. Par cet usage du faux raccord, Aquin cause un désordre spatio-temporel qui, comme c’est souvent le cas dans Neige noire, mine la logique du récit.
[16] J. Leblanc, « La représentation de l’irreprésentable. L’image cinématographique dans Neige noire de Hubert Aquin », Etudes littéraires, vol. 28, n°3, hiver 1996, p. 68.
[17] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 24.
[18] Selon l’expression de Ph. Hamon dans Imageries : littérature et image au XIXe siècle, Paris, José Corti, « Les Essais », 2007.
[19] Pour Vermetten, les romans dits « cinématographiques » sont « construit[s] pour faire penser au cinéma et, plus précisément, à l’esthétique filmique » et ils incitent, grâce à une structuration cinématographique de leur intrigue, « le lecteur à adopter une certaine posture et à activer une certaine compétence, déclenchant en somme l’"effet-cinéma" propre au texte » (A. Vermetten, « Un tropisme cinématographique. L’esthétique filmique dans Au-dessous du volcan de Malcom Lowry », Poétique, n°144, novembre 2005, pp. 493-494).
[20] I. Raynauld, « Le lecteur/spectateur du scénario », Cinémas, vol. 2, n°1, automne 1991, p. 28.
[21] « A l’exemple des lecteurs de livrets d’opéra qui imaginent la musique et l’action nécessaires pour compléter l’œuvre, lorsque nous lisons le "scénario", nous visionnons mentalement un film » (P. Merivale, « Chiaroscuro : Neige noire/Hamlet’s Twin », The Dalhousie Review, vol. 60, n°2, Summer 1980, p. 321, notre traduction).
[22] Selon Nicolas, « [q]uand on a la tête en bas, tout devient étrange, plus beau. Je n’ai jamais vu tout ce que je vois maintenant... » (H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 190).
[23] Comme celle nous montrant Sylvie « remontant » du précipice où elle s’est jetée : « Sylvie, revenante, remonte le précipice en inversant la chorégraphie de sa chute ; l’image se résorbe dans sa propre annulation » (Ibid., p. 204).
[24] Ibid., p. 3.
[25] Ibid., p. 134.
[26] Selon Lise Gauvin et Michel Larouche, « [u]n roman présentant un langage cinématographique développe (...) une dynamique de transmédiatisation qui détermine à la fois la dimension esthétique d’une œuvre à créer en même temps que certains paramètres de sa réception » (L. Gauvin et M. Larouche, « J’aime le scénario, mais comme tu t’amuses à raconter, il faut bien que j’intervienne un peu, tu comprends ? », Cinémas, vol. 9, n°2-3, printemps 1999, p. 62).
[27] Par exemple, Aquin spécifie par moments l’éclairage qui baigne certaines scènes : « Tourner cette scène le jour, ce qui permet de montrer les photos et les gravures accrochées aux murs de l’appartement de Nicolas » (H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 7).
[28] Dans Neige noire, les détails abondent au sujet de la tonalité des photogrammes qui tantôt passent au négatif, tantôt se révèlent « tellement surexposé[s] qu’il est difficile de discerner autre chose que des silhouettes » (Ibid., p. 44).
[29] La vitesse de défilement de la pellicule est par instants précisée dans Neige noire, notamment lorsqu’elle sert à créer de forts effets d’accélération ou de ralentissement, comme ces « [i]mages au ralenti (tourner à 72 images/seconde) de Sylvie secouée par une suite de saccades spasmodiques » (Ibid., p. 20).
[30] Comme ce « [p]lan moyen de Sylvie (angle visuel de Nicolas, lentille œil-de-poisson) » (Ibid., p. 32).
[31] Aquin précise avec beaucoup de détails les angles de prises de vues (par exemple, en plongée ou en contre‑plongée), la grosseur des cadrages (du très gros plan au plan d’ensemble, en passant par le plan moyen et le plan américain) et même la forme du cadre qui varie selon les caches utilisés, par exemple, lorsque Nicolas utilise des lunettes d’approche : « Plan reconstitué avec une cache bicylindrique : on aperçoit Linda Noble ligotée et couchée sur le dos » (Ibid., p. 90). En outre, l’écrivain fait appel à plusieurs techniques afin de spécifier les mouvements de la caméra, comme le zoom, le travelling, le panoramique et autres pano-travellings.
[32] Les sons et les voix over ainsi que le montage des voix et des images sont abondamment exploités par Aquin dans Neige noire, par exemple, lors de la superposition de dialogues et d’images relevant de scènes différentes, ou encore, lorsque la trame musicale devant accompagner le film à venir est évoquée : « Le thème musical du film jaillit à pleine puissance dans la chambre » (Ibid., p. 209).
[33] Ibid., p. 59. Marie-Thérèse Journot définit « [l]e faux raccord [comme] un raccord mal conçu ou mal réalisé. Mais il peut aussi être produit délibérément et participer ainsi d’une esthétique qui rompt avec la logique de transparence à l’œuvre dans la conception du raccord » (M.-T. Journot, Le Vocabulaire du cinéma, Paris, Nathan, « Cinéma 128 », 2002, p. 50).