Goffette regarde Bonnard
ou comment la peinture facilite
un nouveau réalisme littéraire

- Marjolein van Tooren
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Rivalité : poèmes évocateurs

 

      Ecrire la peinture de Bonnard, c’est aussi mesurer ses mots avec les couleurs du peintre, mettre en contact les créations picturale et poétique. Comme l’écrit Goffette dans la partie consacrée au noir : « Pour Bonnard, il n’y a rien qui sous-tende et fasse davantage exulter les couleurs que le noir, de même qu’un poème n’atteint sa parole la plus lumineuse que nourri de ténèbres » (Elle, p. 96).
      Bonnard avait fait de la couleur son moyen d’expression par excellence pour traduire le mouvement, la lumière et l’émotion : selon lui « la couleur pouvait tout exprimer sans avoir besoin de recourir au relief ou à la texture » (Elle, p. 46). Le narrateur revient sur ce sujet dans le chapitre où il exprime la fascination, voire l’obsession de Bonnard pour le corps nu de Marthe. Sa description de la jeune femme occupe trois pages et accentue l’importance des couleurs : il y est question de « la rouge jarretière », des « bas noirs », de « l’eau verte », de « l’or du jour », de « nue rose ou bleue ou verte ou jaune » et de « nue en bronze » (Elle, pp. 82-84).
      Le narrateur répond à ce principe de création au moyen, poétique, de l’assonance : « […] il s’agit maintenant de donner des voyelles aux couleurs » (Elle, p. 73) [36]. Au début du chapitre cité, que Frédérique Toudoire-Surlapierre qualifie de « longue litanie picturale » et de « poésie en vers libre » [37], ce sont les [a] et les voyelles nasales créant un effet incantatoire et les [i] soulignant le chagrin de Marthe qui dominent :

 

Pourvu que Pierre la regarde encore et encore et la fasse fleurir nuit après nuit, Marthe consent à être nue devant lui et prise, surprise, dessinée
nue sur le lit juste après l’amour, voluptueuse encore, indolente, une main caressant le sein où le plaisir longuement s’étire,
nue à demi enfilant ses bas et tournant la rouge jarretière, la jambe prête aux pires écarts,
nue aux bas noirs sous la lampe et plus que nue, la tête prise dans l’écume des chemises, et livrée aux rougeurs,
nue à la baignade, nymphe penchée sur le miroir d’eau,
nue au tub se lavant, accroupie, à genoux, cassée, (Elle, pp. 82-83)

 

Comme le montre ce passage, Goffette ne se limite pas aux seules assonances pour traduire sa propre fascination pour Marthe et envoûter ainsi le lecteur : il recourt également à l’anaphore, qui souligne l’obsession de Bonnard [38], et à la juxtaposition de scènes imitant de près la composition des tableaux de Bonnard qui préférait la suggestion et la représentation partielle à l’imitation précise et complète de la réalité. Et cette énumération de scènes évoque les titres des tableaux de Bonnard.
      Dans cet autre passage relatant le réveil matinal du couple, le narrateur se sert cette fois-ci de l’allitération : les [s] imitent le bruit de l’eau et du café et le souffle de la nuit. Le moment choisi - l’aube – le moment des couleurs changeantes, est évoqué en des touches colorées imitées des tableaux de Bonnard :

 

Que l’ombre la garde encore un peu dans son rêve qui flotte et la berce comme une eau, Pierre dans sa cuisine prépare le café. Il aime ce moment où le jour se décide à sauter la barre de la nuit, si près du silence qu’on entendrait son souffle en se penchant à la fenêtre. Il aime cette attente et ce geste de verser l’eau bouillante, tandis que l’eau du temps coule sur les toits où seuls encore, tels des cris de coqs, percent les cous rouges des cheminées. Le café passe lentement, noir comme un coup de poing : la nuit est morte (Elle, p. 57. Je souligne).

 

Les procédés évoqués précédemment reviennent ici et là dans le texte, en particulier dans le chapitre composé autour des tableaux peints au Cannet. S’y retrouvent les couleurs, l’énumération imitant la juxtaposition de scènes et l’anaphore incantatoire :

 

La T.S.F. sur la cheminée, le placard rouge, le radiateur. Des natures mortes comme on en mangerait, oranges, kakis, cerises, pêches, raisins et de pivoines, du mimosa, du lilas mauve, des roses, des roses, et la plus vive d’entre elles, Marthe, bien entendu, Marthe nue, au bain, à sa toilette ; Marthe dans la salle à manger, au petit salon, préparant le dîner ou regardant une revue, Marthe au basset, Marthe rêvant, Marthe encore, Marthe toujours,
cachant Marie (Elle, p. 114).

 

L’amour de Pierre qui se dégage de tous ces tableaux se retrouve alors dans la métaphore topique du feu dont le narrateur se sert pour exprimer, à son tour, son amour pour Marthe [39]. Dans le même passage, Goffette évoque les mouvements lents, érotisants qu’esquisse Marthe et auxquels répond le peintre en dessinant fébrilement la jeune femme – fièvre créatrice traduite par les énumérations :

 

Marthe, l’amoureuse, a le corps fait au tour des anges : sens menus, taille mince et cambrée, croupe ronde, jambe longue à ravir. Elle aime sur ses bas noirs lentement dérouler pour Pierre, qui ne dit mot mais consent, la jarretière d’incendie. Que volent, volent croquis, dessins, lithos, lavis, gouaches, Marthe attise le feu, et Pierre y jette ses huiles les plus douces, immortalisant l’indolente qui s’habille et se déshabille avec des grâces coquines un peu et des langueurs de chatte (Elle, p. 91).

 

A plusieurs reprises, à l’heure de rendre les émotions de Bonnard, le texte se transforme en poème en prose. Dans la scène où le narrateur parle de « l’érotisme vestimentaire » de Bonnard dont l’œil est celui « d’un voyeur qui touche » (Elle, pp. 93-94), le poète redouble les [f] et en [s] et personnifie l’aube :

 

Qui aime la rencontre du noir et du blanc, du noir et du rose, ce moment où la nuit trébuche sur le jour, la promesse obscure de la lisière jusqu’à ce qu’elle débouche, la sourde germination du fruit et que la lumière fonde sur lui et l’arrondisse, l’affût du chasseur dans l’ombre qui frissonne et le surgissement de la biche (Elle, p. 93. Je souligne).

 

Cette personnification de la nuit qui trébuche sur le jour constitue une belle hypotypose donnant à voir la lumière diffuse de l’aube. En même temps, les personnages commencent à vivre devant les yeux du lecteur grâce à la comparaison du peintre en quête de modèle avec un chasseur poursuivant une biche. Cette métaphore de chasse reflète bien les rapports de force entre Pierre et Marthe [40].

 

Le motif de la fenêtre

 

      Pourquoi Goffette a-t-il adopté Bonnard comme sujet de son texte ? Le choix s’explique sans doute par le coup de foudre partagé pour Marthe qui donne lieu à la rivalité esthétique. Mais à cela s’ajoute un des thèmes favoris de Bonnard, la fenêtre : « Bonnard (…) ouvrira, dans le champ lumineux des couleurs, toutes les fenêtres possibles sur la beauté de Marthe et du monde » (Elle, p. 52). Si la fenêtre est déjà en soi une belle image de la « mise en abyme » littéraire [41], le narrateur compare en outre les fenêtres de Bonnard, qu’il considère comme la caractéristique par excellence de l’œuvre du peintre, avec un parchemin préalablement utilisé :

 

Les fenêtres de Bonnard sont un palimpseste. Ce qu’elles montrent est un cache, un écran, et la lumière du tableau ne vient pas d’elles, mais de l’intérieur toujours (…). Du dehors immobile dans son cadre comme une gravure, les fenêtres ramènent sans fin l’œil du spectateur dans la pièce où tout se joue (Elle, p. 120).

 

Les tableaux de Bonnard sont des fenêtres ouvertes dévoilant au spectateur la vie intérieure d’une maison ; le poète pour sa part révèle au lecteur la vie intime de Marthe.
      La fin du roman revient, selon les modalités d’une mise en abyme, sur l’expérience du poète spectateur des peintures de Bonnard. Alors qu’il vient de citer le peintre – « S’ils savaient regarder, ils comprendraient mieux la peinture » –, Goffette définit l’attitude de ce spectateur idéal dont il est l’image même à travers le livre qu’il écrit : « Dépasser le sujet de la toile, sa forme et ses couleurs, pour entrer dans le tableau, rejoindre le peintre, et continuer sa vision avec leurs moyens propres » (Elle, pp. 129-130. Je souligne). Ce passage résume parfaitement (les intentions derrière) le texte de Goffette. La voix de l’un continue celle de l’autre et même, se superpose à elle : un peu plus loin dans le texte les voix du peintre et du narrateur se recouvrent au lieu d’indécision qu’est le discours indirect libre qui peut traduire les pensées de Bonnard comme un commentaire du narrateur :

 

Oh, Marthe, où êtes-vous à présent, vous qui avez tant joué dans cette pièce? Où est la lumière de vos yeux, où la beauté de votre corps, où le cœur de nos jours ensemble, et où suis-je moi-même, où? Et qui, au fond de ces orbites creuses et sous le crin blanc, vieux cheval en route pour l’abattoir et qui lèche le sel des murs, qui donc, pour que le moindre reflet me fasse encore m’écarquiller de plaisir ?  (Elle, pp. 135)

 

Là où Bonnard va plus loin que la simple imitation de la réalité, par sa quête inlassable de l’émotion visuelle et son désir de rendre l’impression première [42], Goffette fait de même. Son bref roman n’est pas seulement un hommage à Pierre, à Marthe et à la fascination du peintre pour son modèle à l’origine de tant de tableaux ; il est aussi une exploration du pouvoir créateur du lien entre texte et image, entre littérature et peinture. Le résultat de cette exploration n’est pas la seule « fictionnalisation picturale des toiles » dont parle Frédérique Toudoire-Surlapierre [43], ni une simple appropriation de l’art : le roman de Goffette est une quête d’une poétique singulière qui prend son origine dans la peinture de Bonnard et s’en inspire : « la gloire de Bonnard, sa raison d’être, c’est de peindre ce qui lui plaît, comme il lui plaît, quand il lui plaît et tant pis si ça défrise le goût du jour » (Elle, p. 140). Pour Bonnard, il en a résulté une nouvelle forme de réalisme, ancrée dans l’observation de la réalité, mais nourrie d’impressions et d’émotions individuelles et que le narrateur définit ainsi :

 

[…] une manière bien à soi d’attraper le monde par le paletot et de ne plus le lâcher quoi qu’on dise ou fasse alentour pour vous arrêter. Une manière de se boucher les oreilles et de se fermer les yeux à tout ce qui n’est pas cela qu’on a senti un jour bouger à l’intérieur avec une telle évidence que rien ne prévaudra jamais contre (Elle, p. 132).

 

C’est de cette forme de réalisme subjectif, conscient de n’être qu’une impression personnelle, que Goffette a créé avec Elle, par bonheur, et toujours nue une version littéraire.

 

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[36] Ce choix lui a sans aucun doute été inspiré par le poème « Voyelles » de Rimbaud, contemporain de Verlaine et de Mallarmé, les deux poètes favoris de Bonnard (voir Elle, p. 60). Goffette a d’ailleurs consacré deux biographies à Verlaine : Verlaine d’ardoise et de pluie (1996) et L’autre Verlaine (2008).
[37] F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », art. cit., p. 106.
[38] Voir E. Bricco, « La biographie, la poésie et lui-même », art. cit., p. 197.
[39] En réalité, la relation entre Pierre et Marthe n’a pas été aussi idyllique. Voir E. Hutton Turner, « The Imaginary Cinema of Pierre Bonnard », dans Pierre Bonnard Early and Late, Op. cit., p. 60 : « […] Bonnard never called her by her real name, never met her real family (&hellip) Until the day she died, Bonnard’s friends and family never knew that they had married » (Bonnard ne l’appelait jamais par son vrai nom, et il n’a jamais rencontré sa vraie famille. Jusqu’à la mort de Marthe, les amis et la famille de Bonnard ignoraient qu’ils étaient mariés).
[40] Voir note 28.
[41] Voir F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », art. cit., p. 112.
[42] Voir A. Terrasse, « Bonnard’s Notes », dans Pierre Bonnard, early and late, Op. cit. p. 247.
[43] F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », art. cit., p. 108.