Goffette regarde Bonnard
ou comment la peinture facilite
un nouveau réalisme littéraire

- Marjolein van Tooren
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Fig. 7. P. Bonnard, La Petite Blanchisseuse, 1896

Fig. 8. P. Bonnard, Deux chiens dans une rue
déserte
, 1894

Fig. 9. P. Bonnard, Le Cheval de fiacre, 1895

Fig. 10. P. Bonnard, Autoportrait, 1889

Fig. 11. P. Bonnard, Après-midi bourgeoise, 1890

Fig. 12. P. Bonnard, Portrait de Berthe Schaedlin,
1892

Fig. 13. P. Bonnard, Le Déjeuner du chien, 1910

Fig. 14. P. Bonnard, La Fenêtre, 1925

Fig. 15. P. Bonnard, Jeunes femmes au jardin,
1921-1923

Dans le passage où le narrateur relate la rencontre même, il évoque des dessins et des tableaux de Bonnard auxquels s’ajoute, de manière presque fortuite, la mention d’une jeune fille. Ainsi, il illustre non seulement la façon dont travaille Bonnard et les sujets auxquels il s’intéresse, mais annonce aussi le rôle que Marthe jouera dans la vie du peintre : avant tout modèle, sujet de ses peintures. Le narrateur enchevêtre aussi les tableaux dans son discours sans se soucier de la chronologie pour avant tout servir la narration : la rencontre entre Pierre et Marthe a eu lieu en 1893, antérieurement aux œuvres évoquées (figs. 7, 8 et 9) :

 

Rien ne lui échappe. Ici, c’est un geste furtif, là toute une scène cocasse. C’est une petite blanchisseuse tout de noir vêtue et qui plie sous le linge [La Petite Blanchisseuse, 1896] ; une théorie de chiens qui se disputent un os invisible [Deux chiens dans une rue déserte, 1894] ; un cheval de fiacre à l’arrêt qui voudrait bien brouter le chapeau à fleurs d’une dame interdite devant le jeu imprudent d’une petite fille rose sur le trottoir d’en face [Le Cheval de fiacre, 1895]. (…) C’est, à trois pas de là, une jeune fille en manteau de couleur qui s’apprête à sauter au milieu du boulevard, dans la cohue en dans la nuit (Elle, pp. 22-23).

 

Les passages où il est question de ce que l’on pourrait appeler une « ekphrasis partielle » fonctionnent de manière analogue : le narrateur emprunte seulement quelques détails à un tableau, sans en indiquer le titre, pour en donner sa propre interprétation. Dans le passage de la première rencontre entre Pierre en Marthe, l’ekphrasis partielle se combine avec le changement de focalisation, provoquant, de nouveau, un emboîtement de l’œuvre picturale dans la narration :

 

Maintenant qu’elle est saine et sauve au bord du trottoir, Pierre la voit, c’est elle. Sous le chapeau qui penche un peu et qu’elle s’essaie tant bien que mal à remettre en place – mais que les doigts sont gourds et les épingles fines ! – elle a l’air échevelé d’une bête aux abois avec cette mèche rousse qui rebique et le minois froissé de rosé, et ses yeux de chatte qui disent merci en clignant des cils. Dieu qu’elle est belle ! Petite et gracile malgré l’épais manteau, c’est tout juste s’il lui donne seize ans.
Elle n’a rien dit encore, elle cherche à rattraper son souffle et se contente de regarder comme une oasis ce fringant garçon qui la dépasse largement et qui lui sourit avec des yeux d’enfant, tout ronds, tout noirs. On dirait deux billes qui roulent sur du velours derrière le binocle cerclé de fer. Pierre est mis comme un monsieur. Sans cette espèce de houppelande qu’il a jetée sur son costume et qui le vieillit, ce chapeau melon qui ne va pas avec sa tête, elle lui donnerait vingt ans à peine, car sa barbe clairsemée tient encore du duvet, et cette manière qu’il a de la dévorer toute crue est d’un adolescent (Elle, p. 26-27. Je souligne).

 

Non seulement ce passage réunit, comme le fait Bonnard dans ses tableaux, plusieurs perspectives [33], mais la façon dont le narrateur se sert de la focalisation rend la transition entre narration et ekphrasis presque imperceptible et provoque un effet de vivacité. Nous voyons d’abord Marthe, à travers les yeux de Pierre, et dans cette description nous lisons, en discours indirect libre, les pensées de la jeune femme. Le premier paragraphe se termine par la réaction de Pierre, de nouveau en discours indirect libre, suivie du commentaire du narrateur, qui semble donc assister à la scène. Dans le deuxième paragraphe, c’est Marthe qui regarde Pierre, mais les paroles sont celles du narrateur qui emprunte des éléments à Autoportrait de 1889 (fig. 10).
      L’ekphrasis se manifeste aussi dans ce que l’on pourrait nommer « ekphrasis-thématique ». Régulièrement, le narrateur évoque un thème récurrent dans l’œuvre de Bonnard ou une série de tableaux représentant le même sujet. De telles évocations font elles aussi partie intégrante de la narration, comme dans le récit du déménagement à Cannet :

 

Le 27 février, ils emménagent. Ici aussi, le mobilier est réduit à sa plus simple expression : quelques fauteuils dépareillés, tables et chaises de rotin, une ou deux vieilles armoires, mais surtout des nappes rouges, des vases de Vallauris et des corbeilles à fruits qui peupleront les toiles de Pierre et réjouiront les yeux et le cœur de Marthe (Elle, p. 112).

 

Comme Bonnard peignant « Marthe au bain » à de multiples reprises, Goffette évoque régulièrement ces portraits de Marthe : « il y a le petit cabinet de toilette avec le tub en attendant une vraie salle de bains, et Marthe y fait ses ablutions plusieurs fois par jour » (Elle, p. 59) ; « il y a des femmes, beaucoup de femmes. En robe, en peignoir, en corsage, en chapeau, en cheveux, collet monté ou – c’est plus rare – démonté […] » (Elle, p. 79).
      Les véritables ekphraseis, accompagnées du titre du tableau ou de notations comme « croqué dans son carnet », sont évidemment fréquentes. Parfois, elles servent à caractériser brièvement l’œuvre de Bonnard, comme avec Les Femmes au chien : « une composition frontale, vive et sensuelle, où tout ce qu’il aime et aimera se donne dans l’ivresse : les femmes, les damiers, la nature, les animaux » (Elle, p. 47). Le plus souvent pourtant, elles sont complètement enchevêtrées dans le discours du narrateur, comme L’Après-midi bourgeoise (fig. 11) qui fait l’objet d’une comparaison :

 

Ils sont tous là comme dans L’Après-midi bourgeoise qu’il peindra en 1900 [34]. Grand-mère Mertzdorff s’est mise en frais pour l’occasion : robe bleu à ramages blancs et chapeau de plumes ; elle veille au grain, rayonnante au milieu de sa nichée. Les enfants sont partout, et c’est des pleurs dans les plastrons, des cris à n’en plus finir aux abords du bassin, des rires et de la musique par toutes les fenêtres, tandis que les poules caquettent entre les massifs de fleurs, que les chats ronronnent, et les chiens sont au pied. Eugène, en chapeau de paille, fume la pipe sur une chaise de rotin. Il y a peut-être Charles aussi, le frère aîné, et Andrée, la cadette, et Claude Terrasse, son mari (…) Il y a les servantes aussi qu’on voit passer en courant et le jardinier qui s’éponge le front dans l’allée ; il y a les hauts arbres qui chantent, les fleurs qui rient, les rosiers, les fuchsias, le lierre sur la façade et les fruits qui roulent et qu’on peut croquer (Elle, p. 63).

 

Les détails de l’ekphrasis montrent que si le narrateur suit le tableau, il s’en libère et introduit d’infimes variations. Il ne s’agit donc pas d’une simple « mise en paroles du tableau », mais plutôt d’une « ekphrasis modifiée » : les poules, les servantes et le jardinier ne sont pas représentés. Dans cet autre cas, le narrateur profite d’un détail dans le tableau pour développer une métaphore qui saisit la vie amoureuse de Pierre (fig. 12) :

 

Cette Berthe Schaedlin, par exemple, qui se déhanche avec une grâce si voluptueuse sur les panneaux peints des Femmes au jardin, on dit même qu’il l’a aimée, au point de la demander en mariage. Mais la famille Schaedlin aurait exigé qu’il renonçât à ce métier qui n’en est pas un « pour une carrière honorable ». (…) S’il y eut des larmes alors, des reproches, des mains qui supplient, Pierre en tout cas ne revint pas sur sa décision, et tous les pétales de marguerites dont il avait entouré de visage de Berthe fanèrent d’un seul coup.
La peinture, elle, demeure, et toutes les fleurs sur le portrait de 1892 (…) ces mèches rousses et folâtres, ces taches de son, ces lèvres roses mutines, ces yeux pleins de larmes qui coulent pour toujours à l’envers du tableau.
Moins d’un an plus tard, Marthe ramassera le bouquet (Elle, p. 80) [35]

 

Et quand Marthe se demande si Pierre lui est infidèle, le narrateur esquisse sa détresse dans un passage qui commence comme l’ekphrasis du tableau intitulé Le Déjeuner du chien (fig. 13), mais qui se poursuit dans un long discours où le narrateur essaye de consoler Marthe, lui déclarant son amour et soulignant le rôle qu’elle prend dans la vie de Pierre :

 

O songeuse, les bras posés sur la nappe à carreaux rouges, songeuse aux cheveux d’organdi et de sainfoin, qui ne voyez plus rien autour de vous, ni Black qui mendie un sucre blanc, ni que le café fume, ni même vos mains qui tournent du bout des doigts la pierre de quel chagrin, si vous saviez comme vous êtes belle pourtant et combien nue dans cette blouse jaune qui montre votre cou et donne à vos lèvres le velours du baiser, le pourpre hardi d’un mamelon dressé, si vous saviez de quel amour déchiré et battu à grands vents vous aime celui qui, là-haut, trempe son pinceau dans la lumière des lampes et des hautes fenêtres (Elle, p. 106).

 

De même, Goffette insère l’ekphrasis de La Fenêtre (fig. 14) dans le chapitre évoquant le moment où Pierre découvre que Marthe de Méligny n’existe pas et qu’il va épouser Marie Boursin. Après avoir décrit le tableau, le narrateur l’interprète :

 

Ce qui l’est davantage [original], c’est la position du livre par rapport à celle de Marthe dans le champ du tableau. Le montant de la fenêtre les sépare et les oppose. Au dehors, dans la familiarité, Marthe. Au-dedans, dans l’intimité, Marie. Marthe pour tous, Marie pour lui seul, Marthe révélée, Marie refermée. Il n’y a pas de fenêtre innocente (Elle, p. 119).

 

Le narrateur se sert aussi de l’ekphrasis pour donner une interprétation toute personnelle au tableau Jeunes femmes au jardin (fig. 15) :

 

Renée et Marthe sur la même toile. L’éclat de la première, qui sourit, dans son chemisier de satinette lilas, avec tout l’or du jour, tous les mimosas autour d’elle, enflammant le tableau, tandis que Marthe, grise madone remisée dans un coin, contemple de profil le champ de sa défaite et pleure la beauté qu’elle a perdue (Elle, p. 104).

 

Citons comme dernier exemple d’ekphrasis modifiée la comparaison qu’établit le narrateur entre Pierre et un cheval. Si Bonnard a peint Le Cheval de cirque (fig. 16 ) simplement parce qu’il était touché par l’animal, le narrateur se sert du tableau pour rendre les émotions de Bonnard : « Ce n’est pas la licorne ni aucune créature fabuleuse, non, mais un simple cheval à la robe blanche, dont l’œil noir immensément est un puits où Pierre va tremper son chagrin » (Elle, p. 123). Ici, comme ailleurs dans Elle, par bonheur, et toujours nue, l’hypotypose et l’ekphrasis sont narrativisées, fondues dans le discours du narrateur.

 

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[33] U. Perucchi-Petri, « Japonisme in Bonnard’s Early and Late Work », dans Pierre Bonnard Early and Late, Op. cit., p. 199 : « The desire to see beyond things and to abandon the standpoint of the distant observer promoted a break from one-point perspective […] » (Le désir de voir au-delà des choses et d’abandonner le point de vue de l’observateur distant a provoqué une rupture d’avec la monoperspective.).
[34] De nouveau, la chronologie n’est pas respectée.
[35] Le narrateur relate aussi la réaction de Pierre au refus des Schaedlin : « rien ne saurait à un peintre faire abandonner la peinture », paroles qui reprennent le topos de la concurrence entre la femme et l’Art. Le topos reviendra dans l’épisode avec Renée Monchaty qui se suicide pour n’avoir pas compris que dans la vie de Bonnard, la peinture et Marthe seront toujours le plus important (Voir Elle, pp. 103-104).