Goffette regarde Bonnard
ou comment la peinture facilite
un nouveau réalisme littéraire

- Marjolein van Tooren
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 2. P. Bonnard, « France-Champagne », 1891

Fig. 3. P. Bonnard, Paysage du Cannet, 1930-1938

Fig. 4. P. Bonnard, L’Omnibus, 1895

Fig. 5. P. Bonnard, Boulevard, 1899

Fig. 6. P. Bonnard, L’Omnibus Panthéon-Courcelles,
1890

La vivacité : instantanés, interventions du narrateur et discours indirect libre

 

      Le texte est divisé en huit parties, encadrées par un prologue et un épilogue imprimés en italique. A leur tour, ces parties se divisent en plusieurs chapitres (ultra)brefs dont la longueur varie entre une et quatre pages. S’ils suivent de manière chronologique la vie de Pierre et Marthe, les chapitres ne présentent pas une biographie exhaustive ; ce sont plutôt des scènes bien choisies, des instantanés par lesquels le narrateur invite ses lecteurs à imaginer le reste [18]. En cela, la structure du roman de Goffette ressemble à la composition des tableaux de Bonnard : pour rendre tangible la réalité, le peintre avait recours à la suggestion et à la représentation partielle plutôt qu’à la reproduction exacte et complète et créait ainsi des tableaux évocateurs invitant le spectateur à donner libre cours à son imagination [19]. Dans son choix d’épisodes, Goffette se laisse guider par les tableaux connus de Bonnard auxquels il relie à chaque fois un événement important de la vie du peintre. Il se sert par exemple de l’affiche célèbre France Champagne pour raconter comment ce succès a valu à Bonnard la rencontre avec les Nabis (Elle, pp. 43-45 ; voir infra).
      Si cette succession de scènes brèves imite déjà la vivacité caractéristique de l’œuvre de Bonnard, le narrateur renforce encore cet effet en s’adressant directement aux personnages et au lecteur. Dès la première phrase du prologue, le narrateur s’excuse auprès du peintre : « Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite » (Elle, p. 13) et en effet, c’est surtout à Marthe qu’il parle, la faisant ainsi revivre en paroles comme Bonnard l’a rendue vivante sur ses toiles. Les interventions du narrateur trahissent d’abord la sympathie, voire la pitié qu’il éprouve pour le modèle : « Bon Dieu, Marie, tu t’es bien trompée en croyant trouver le bonheur à Paris, et la richesse » (Elle,, p. 20). Elles montrent aussi à quel point Marthe commence à revivre pour lui : quand il raconte la scène où Marthe risque de se faire écraser, il s’écrie, comme s’il se trouvait vraiment sur place, dans le Paris de 1893 : « Et ce tramway à vapeur qui arrive droit sur toi, en cornant, est-ce que tu l’entends, Marthe, est-ce que tu l’entends ? » (Elle, p. 25) [20]. En outre, le narrateur l’interroge sur ses sentiments, comme la tristesse de vieillir, attisée par sa jalousie des autres modèles de Bonnard :

 

Est-ce la quarantaine, Marthe, qui vous abat ainsi de l’intérieur comme une maison dans les flammes quand la façade reste intacte ? Ou de ne plus reconnaître dans ces nus que Pierre a faits que l’image d’une autre, cette Marie de vingt ans que vous ne cessez de lui cacher, mais qu’il a vue en vous sans le savoir, et sentie ? (Elle, p. 100)

 

Avec ces interpellations, le texte littéraire parle au lecteur tout comme le portrait de Marthe a parlé au narrateur dans la salle du musée bruxellois. L’impression qu’il y a eue de rencontrer un être en chair et en os, le coup de foudre qu’il y a vécu doivent aussi arriver au lecteur. C’est pourquoi le narrateur s’adresse aussi à lui et éveille sa pitié pour Marthe, par exemple quand elle devient l’enjeu, voire la victime de la lutte entre l’art et l’amour [21] :

 

N’empêche, avec un avenir de poche, dites, qu’est-ce qu’on peut faire si le seul homme qu’on a au travers du cœur, tous se le disputent, et ce qui reste, c’est de la poudre de perlimpinpin ? Qu’est-ce qu’on peut faire, si ce n’est l’arracher encore et encore avec les armes qu’il faut, et les baisers, les promesses et les sanglots ? Qu’est-ce qu’on peut faire quand on n’est rien qu’une brûlure sous la peau qui crie, contre cette maîtresse plus forte que toutes : la peinture ? sinon devenir sa couche même, ses draps de lin, sa sueur, la beauté insoumise de son œil et son désir dévorant (Elle, p. 54).

 

Le narrateur rend également vivants ses personnages en transcrivant leurs pensées au discours indirect libre, technique éprouvée pour créer « une double confusion (…), entre discours prononcé et discours intérieur », mais « surtout entre le discours (prononcé ou intérieur) du personnage et celui du narrateur » [22]. En effet, il est parfois difficile de distinguer le discours du narrateur et les pensées de Pierre. Dans le passage suivant, l’hommage rendu par le narrateur aux techniques du peintre et les réflexions pleines d’enthousiasme de celui-ci sont quasiment inextricables, ce qui fait que le lecteur a l’impression d’assister en personne à la scène et d’entendre rêver Bonnard :

 

Tandis que Sérusier prend feu, Pierre se roule une cigarette et fumaille dans son coin, près d’une fenêtre, de préférence, rêvant à Dieu sait quoi.
Peut-être à cette estampe japonaise entrevue à la vitrine de Siegfried Bing, rue Chauchat, et qui ne cesse de l’intriguer. Mon Dieu, tant de grâce dans l’arabesque que la couleur s’y épure et s’envole comme un papillon ! Voilà ce qu’il cherche depuis toujours : la couleur pour seule expression du mouvement, de la lumière et de l’émotion. Au diable Gauguin et ses aplats criards, ses contours gras (Elle, p. 46).

 

Les tableaux dans le texte : hypotypose et ekphrasis

 

      Quel est, dans ces instantanés, le rôle accordé à la peinture ? Il est évident que les tableaux de Bonnard ont fourni au narrateur des « moments d’une existence » et qu’ils l’ont aidé à évoquer la personnalité du peintre et de son modèle [23]. Partout dans le livre, on trouve des allusions aux œuvres de Bonnard, des titres de tableaux ou de dessins, toujours parfaitement intégrés dans la narration. Ainsi, quand le narrateur parle de la première rencontre, en 1893, entre Marthe et la famille de Pierre, il fait allusion aux photos de la jeune femme nue que Bonnard a prises plus tard, en 1900-1901, dans le jardin à Montval [24]. Même si le lecteur ne connaît pas les photos en question, il saisit l’opposition entre la famille réservée et l’idylle à deux :

 

Rien n’y fera, elle n’est pas de leur monde et Marthe le sait. L’accueil est froid bien que courtois. Pierre en est marri. Ils écourteront leur séjour, résolus à chercher ailleurs un jardin pour eux deux. Où ils pourront rejouer Adam et Eve en toute tranquillité et se prendre en photo dans le plus simple appareil (Elle, p. 64).

 

Dans d’autres cas, le narrateur choisit l’œuvre qui illustre le mieux l’épisode dont il parle et en insère « en passant » le titre, comme ici, où il est question de l’amitié avec Thadée Natanson :

 

Thadée a découvert Bonnard au Salon des Indépendants : quatre petits panneaux ont suffi à l’ébranler. Un vrai coup de foudre, dira-t-il. Pour lui, Pierre se pliera en quatre : couverture de revue, culs-de-lampe, frontspices, et même l’illustration d’un livre entier : Marie, du Danois Peter Nansen, pour lequel Marie servira de modèle (Elle, p. 60).

 

Ce souci de vraiment intégrer les œuvres de Bonnard dans la narration caractérise également l’emploi des « techniques picturales » comme l’hypotypose et l’ekphrasis [25].
      L’hypotypose est la « figure de suggestion visuelle » qui consiste à peindre « les choses d’une manière si vive et énergique, qu’elle les met en quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau, ou même une scène vivante » [26]. Dans Elle, par bonheur, et toujours nue, le narrateur profite de ce pouvoir suggestif pour faire revivre Marthe et Pierre devant les yeux du lecteur [27]. Ce pouvoir suggestif est encore plus fort dans les passages où l’hypotypose se combine avec l’invitation explicite au lecteur de s’imaginer une scène :

 

Regardez-le, penché au bord de la table, à l’aube, qui griffonne ce qu’une nuit de feu a bouté dans son sang, c’est un moine dans sa cellule. Un moine heureux qui prie matines à sa façon, en écoutant le glouglou du café et sœur Marthe qui se retourne sur sa couche à côté (Elle, p. 58) [28].

 

Le chapitre où il est question de l’affiche France-Champagne (fig. 2) comporte un autre bel exemple d’hypotypose. En 1891, Bonnard dessine l’affiche qui attire l’attention du grand public, mais aussi celle de Henri de Toulouse-Lautrec [29]. Le narrateur compose alors une scène animée dans laquelle il incorpore les signes caractéristiques du peintre aristocrate :

 

Il y a ce nabot dans la rue qui gesticule depuis un moment devant un mur, les yeux au ciel, et fait se retourner les passants. Barbe hirsute sous un chapeau noir à large bord, la canne levée au ciel, il marmonne des mots sans suite en tournant la tête de tous les côtés : P.B., P.B., qui P.B. ? qui est-ce, bon sang de bonsoir ?
Petit à petit, les gens s’arrêtent, s’agglutinent à distance, rient sous cape et regardent en l’air ce qui fait s’agiter ce bout de chique en habits du répertoire : pantalon de velours orange à grosses côtes, chemise rouge et foulard, l’air d’un matelassier de théâtre (Elle, p. 41).

 

Dans Elle, par bonheur, et toujours nue, l’hypotypose est souvent presque une ekphrasis, comme dans les « hypotyposes-collages », les descriptions de décors et les portraits de personnages qui renvoient à des sujets chers à Bonnard sans qu’il soit possible d’identifier un seul tableau singulier qui soit à l’origine de cette description. Ainsi, ces lignes sur les alentours de la villa au Cannet, ont été faites dans le style de Bonnard (fig. 3) :

 

Ils viennent de visiter au Cannet cette villa qu’ils avaient remarquée, il y a quelque temps, au cours d’une de leurs promenades dans les collines qui dominent le port de Cannes. Perchée à flanc de coteau, au milieu d’un jardin en terrasses, elle ressemble à la maison de Vernonnet, mais au lieu de la Seine, la vue descend vers la Méditerranée qui joue, là-bas, entre les pins parasols, les acacias, les orangers, comme un lac où les monts de l’Estérel viendraient mouiller (Elle, p. 111).

 

La description de Marthe tourmentée fait également penser aux multiples portraits que Bonnard à peints de son modèle. La description qui en résulte suscite alors la pitié du lecteur :

 

Marthe peinte est une fenêtre fermée, sans reflet. Jamais un sourire sur ses lèvres et, dans les nus, pas de visage, mais la tête baissée, en profil perdu ou détournée. A table, rêveuse, son regard est absent ; debout, elle vaque aux tâches ménagères, nourrit le chat, caresse le chien. Ailleurs, toujours ailleurs, où ? Présence intarissable d’une absente qui va jusqu’à se fondre dans la couleur des murs (Elle, p. 122).

 

Si de telles hypotyposes-collages évoquent donc les œuvres de Bonnard, elles doivent pourtant être attribuées au narrateur, qui en est le créateur.
      Proche de l’hypotypose-collage, « l’ekphrasis-amalgame » consiste à décrire des scènes de la vie de Bonnard à l’aide de ses tableaux, sans qu’il soit pourtant question d’une ekphrasis complète. A l’opposé de l’hypotypose-collage, les peintures qui sont à l’origine de ces « ekphraseis-amalgame » se laissent identifier, seulement le narrateur n’en emprunte que quelques éléments et n’en mentionne pas les titres, créant ainsi un « festival de références » pour le lecteur amateur de Bonnard. Selon Frédérique Toudoire-Surlapierre de tels passages invitent en effet le lecteur à identifier les tableaux en question pour « le plaisir pictural de la répétition narrative », mais elle admet en même temps que ces allusions sont « trompeuses et transparentes » [30]. C’est la qualification « trompeuses » qui importe ici, car les passages en question ne sont pas une simple répétition, mais une version/vision personnelle du narrateur qui, tout en intégrant les tableaux de Bonnard dans son texte, reste maître de la narration et sélectionne les éléments qui cadrent le mieux avec l’histoire qu’il raconte. Même si le lecteur ne connaît pas les tableaux en question, il se laisse saisir par l’effet évocateur de la description. Ainsi, le décor où le narrateur situe la première rencontre entre Pierre et Marthe est un amalgame d’au moins trois tableaux [31] : L’Omnibus (fig. 4), Boulevard (fig. 5) et L’Omnibus Panthéon-Courcelles (fig. 6) :

 

Un pas en avant, deux en arrière, elle tente de traverser le boulevard Haussmann, véritable champ de courses à l’heure de pointe, comme si fiacres, trolley, omnibus à impériale, toutes les voitures à chevaux de Paris s’étaient rassemblées là et, prises de folie, cherchaient à se disputer le pavé comme une botte de foin emportée par la tempête (Elle, p. 19) [32].

 

>suite
retour<
sommaire

[18] Voir D. Viart, « L’Imagination biographique dans la littérature française des années 1980-90 », art. cit., p. 15.
[19] U. Perucchi-Petri, « Japonisme in Bonnard’s Early and Late Work& », art. cit., pp.197-198: « […] Bonnard’s compositions are to be regarded more in the sense of the East Asian approach in which the rendering of apparently coincidental and fragmentary aspects is indicative of the wider context. (…) He sought not to achieve a precise rendering, but to make reality tangible by suggestion rather than by explicit description, creating evocative compositions that give the viewer’s imagination free reign ».
[20] Voir ce que signale Elisa Bricco à propos des récits biographiques que Goffette a consacrés à Verlaine, à Bonnard et à Auden. Elle constate qu’il y est question d’une « perception tout à fait subjective de la réalité » où « le poète se signale en tant que metteur en scène et simultanément en tant que co-protagoniste de son texte » (E. Bricco, « La biographie, la poésie et lui-même », dans Guy Goffette : autour des romances sans paroles, Littératures n°57, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007, p. 189).
[21] C’est le fameux topos de la femme qui fait concurrence à cette autre épouse de l’artiste : l’Art.
[22] G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 192.
[23] B. Ferrato-Combe, « Déplacement du modèle dans la fiction biographique de peintre. Christian Garcin, Guy Goffette, Pierre Michon », Recherches et travaux Université de Grenoble, Op. cit., p. 79.
[24] Voir Musée d'Orsay consulté le 19 mars 2014.
[25] E. Bricco signale, elle aussi, que Goffette a recours à la peinture « pour solliciter l’imagination visuelle du lecteur » et que par conséquent il y a des ekphraseis et des hypotyposes dans son texte (« La biographie, la poésie et lui-même », dans Guy Goffette : autour des romances sans paroles, Op. cit., p. 200).
[26] Définition que donne Fontanier dans Les Figures du discours, citée dans L. Louvel, Texte/Image. Images à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2002, p. 37.
[27] Voir aussi Elisa Bricco qui constate que « Goffette recourt à la peinture pour solliciter l’imagination visuelle du lecteur » et que ses descriptions sont « si vivantes qu’elles deviennent des tableaux sous les yeux du lecteur » (« La biographie, la poésie et lui-même », art. cit., pp. 199 et 200).
[28] Je souligne. Nous retrouvons ici le topos du peintre prêtre de la religion qu’est l’art. L’emploi du substantif « sœur » continue la métaphore religieuse et suggère que Marthe remplit le rôle de petite sœur obéissante et que les rapports entre le peintre et sa muse sont loins d’être égaux. La dimension religieuse du peintre apparaît aussi au moment de la première rencontre : Pierre se fait le sauveur de Marthe, au sens littéral parce qu’il l’avertit quand elle risque de se faire écraser par un omnibus et au sens figuré parce que Pierre protège la jeune fille naïve contre la vie dans la grande ville de Paris. Dans cette scène, le narrateur se sert d’une allusion à la figure biblique de Pierre : « Quand ils se lèvent enfin, la nuit est tombée. Il prend sa main et marche sur les eaux. Je m’appelle Pierre, dit-il. Pierre Bonnard. Je suis peintre. » (Elle, p. 37 ; je souligne).
[29] Voir le site de l’encyclopédie Larousse, consulté le 28 août 2013. Le narrateur en parle aussi quand il dit que l’affiche fait « bondir dans la rue le nain qu’on appelle « Monsieur Toulouse, dont le bonheur désormais ne se mesure plus. » (Elle, p. 48).
[30] F. Toudoire-Surlapierre, « Marthe aux bains, une eau-forte de Guy Goffette ? », art. cit., p. 110 et note 14. Dans cette note elle constate aussi que : « Le narrateur joue avec les tableaux de Pierre Bonnard comme autant de références connues par le lecteur, à la fois sous-entendues (l’écrivain ne mentionne pas systématiquement le titre du tableau dont il parle) et suggestives (dès que l’on a identifié le tableau en question) ». L’observation ne développe alors pas en détail comment ces références aux tableaux de Bonnard révèlent l’apport personnel, voire les conceptions poéticales de Goffette.
[31] Goffette emprunte les détails à des anecdotes qu’on trouve dans les biographies, mais dont on ne sait pas si elles sont vraies (voir B. Ferrato-Combe, « Déplacement du modèle dans la fiction biographique de peintre. Christian Garcin, Guy Goffette, Pierre Michon », Recherches et travaux Université de Grenoble, Op. cit., p. 74, note 14).
[32] Plus loin dans le texte, le narrateur fera allusion à l’impression de vie que donne le tableau : « Ils sont là pour toujours dans ce musée et c’est moi, aujourd’hui (...) qui les regarde. Déjà la roue du fiacre s’apprête à sortir du tableau » (Elle, p. 77 ; je souligne) :