L’Emergence de l’écriture d’A. C. Swinburne :
des Préraphaélites à Turner
- Virginie Thomas
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Ecrire la lumière : l’influence de Turner ?
L’écriture de Swinburne intègre une luminosité qui rappelle les toiles de Turner. Dans « Lancelot », le portrait de la reine Guenièvre n’est plus, comme celui d’Yseult, empreint de douceur dorée mais il offre un dégradé de rouges. Celui-ci apparaît d’abord dans une description du paysage entourant les héros :
Now the day drops angrily
Leaves a red stain on the sea,
And fierce light on field and tree,
Red as any brand (L 64).
A présent le jour décline avec colère
Laissant une tache rouge sur la mer
Et une luminosité vive sur les champs et les arbres
Rougeoyants comme des flambeaux.
La comparaison métaphorique du soleil couchant à des gouttes de sang est complétée par une autre avec un flambeau mettant en relief la vivacité de la luminosité du soir déclinant dans cet effet-tableau. Ce mélange de couleurs évoque les soleils couchants de Turner, astres incandescents qui confèrent à la toile une dimension sublime ou bien tragique comme dans Le Navire de Guerre le « Téméraire », remorqué vers son dernier mouillage pour y être démantelé (fig. 1). La couleur rouge et la comparaison du ciel crépusculaire à du sang contaminent également le portrait de Guenièvre :
All about her face and head
The flat sunset overspread
Like an aureole of red,
Stained as drops from wounds that bled
In some bitter fight.
All the tender shapen head
Dimly blurred with golden red,
And the thin face, as I said,
Drawn and white as snows wind-shed
On the green place of the dead
In a windy night (L 70-71).
Autour de son visage et de sa tête
Le soleil couchant se déploie
Telle une auréole rubiconde
Parsemé comme des gouttes de sang échappées d’une blessure
Infligée lors d’un virulent combat.
La douce forme de sa tête
Est rendue indistincte par la couleur rouge aux reflets dorés,
Et le fin visage est, comme je l’ai dit,
Crispé et pâle comme des flocons qui tourbillonnent
Sur le lieu de repos verdoyant des morts
Par une nuit venteuse.
La prédominance de couleurs éblouissantes pourrait rappeler la peinture préraphaélite ; mais le flou fait vaciller la précision des traits et évoque davantage celle de Turner et son exaltation de la lumière. « Chez Turner, la lumière joue un rôle prépondérant, au point de tout dissoudre » [9]. Comme les Préraphaélites, Turner avait pour habitude de préparer son support en le couvrant d’un fond blanc qui dissimulait les imperfections de la toile tout en faisant ressortir la vivacité des couleurs [10] ; mais il utilisait la luminosité pour dissoudre la scène représentée. Ainsi, dans Approche de Venise (1843) (fig. 2) : la vapeur, « brumeuse incertitude colorée » [11], permet de gommer la barrière entre ciel et mer, révélant de la sorte l’essence même de Venise. Dans le poème de Swinburne, le soleil couchant nimbe Guenièvre d’une auréole de rouge qui efface les traits de son visage. Le personnage participe alors d’un entre-deux, non pas entre le ciel et la mer, mais entre le monde des vivants et celui des morts. Et la brume de la mort déposée sur le visage de Guenièvre annonce la fin prochaine de sa relation avec Lancelot.
Mais avant cela, Swinburne offre aux amants un instant de bonheur synesthésique et extatique, un moment de fusion cosmique avec le monde environnant :
Coloured flakes of stormy fire
Clomb the rent clouds high and higher,
And the wind like a great lyre
Sounded vague and loud.
And the sunset lines that flee
On the flats of fiery sea
Far below us, her and me,
Were as golden red to see
As the heaped hair on her knee
Or as the coloured cloud.
So we sat in love and fear,
And no faces came anear,
And no voices touched our ear
But of angels singing clear
Out of all the sunset drear
Round us and above (L 71).
Des étincelles colorées s’échappant du feu virulent
S’élevaient toujours plus haut au milieu des nuages déchirés
Et le vent telle une gigantesque lyre
Résonnait insaisissable et tonitruent.
Et les contours du soleil couchant qui disparaissaient
Sur l’étendue de la mer déchaînée
Loin devant nous, c’est-à-dire elle et moi,
Avaient la même couleur rouge aux reflets dorés
Que ses cheveux reposant sur ses genoux
Ou bien que les nuages teintés.
Ainsi nous nous assîmes remplis d’amour et de peur,
Et aucune silhouette ne s’approcha,
Aucune voix n’atteignit nos oreilles,
Si ce ne fût celle des anges chantant haut et clair
Loin de ce coucher de soleil lugubre
Autour de nous et au-dessus de nos têtes.
Les héros font alors l’expérience du Sublime face au spectacle grandiose de la nature qui évoque la définition du Sublime dynamique de Kant mettant en exergue l’écart entre notre petitesse et la force de ce qui nous dépasse :
Le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant dès qu’il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité ; et c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent les forces de l’âme et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d’une toute autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature [12].
Afin de faire de ce soleil couchant une manifestation du Sublime conduisant à une épiphanie, Swinburne lui confère une dimension menaçante, en le parant de rouge. Comme dans les toiles de Turner, le flou envahit la représentation à l’image de ces étincelles rougeoyantes (« Coloured flakes of stormy fire ») aussi insaisissables que les contours du soleil couchant mis en relief par le souffle fuyant de l’allitération en [f] : « the sunset lines that flee / On the flats of fiery sea / Far below us ». Le terme de « flakes » fait naître, à l’échelle du langage cette fois, une incertitude, un flou dans l’interprétation et même un oxymore : s’il peut en effet renvoyer de façon dénotative aux flammèches, il évoque aussi des flocons brûlants unissant ainsi dans l’impossibilité de la figure le chaud et le froid, à l’image de la tension engendrée par la représentation du Sublime. L’oxymore à laquelle Swinburne recourt fréquemment et qui trouble l’appréciation du réel est, selon Isabelle Thomas-Fogiel, la figure de rhétorique qui exprime le mieux le Sublime car cette « vague figure » permet d’échapper à la ligne claire de la représentation et de toucher du doigt l’illimité du Sublime : « Dès lors, si la figure est limitation de l’illimité, la vague figure peut apparaître comme illimitation du limité. Là où la figure délimite, la vague figure illimiterait la limite, la rendrait évanescente » [13].
[9] W. Beckett, Histoire de la peinture, traduit par D. Alibert-Kouraguine et G. Pierson, Paris, Solar, 2002, p. 266.
[10] Ibid., p. 266.
[11] Ibid.
[12] E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, p. 203.
[13] I. Thomas-Fogiel, « Figure et défiguration : la problématique du Sublime », dans Vagues figures ou les promesses du flou. Actes du 7e colloque du Cicada 5, 6, 7 déc. 1996, Pau, Publications de l’université de Pau, 1999, p. 33.