L’Emergence de l’écriture d’A. C. Swinburne :
des Préraphaélites à Turner

- Virginie Thomas
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Le portrait détaillé, dont la technique de description rappelle le procédé du daguerréotype, de la mère défunte de Tristram met en exergue sa divinisation qui pour nous fait écho à l’analyse de la vision d’un tombeau que fait Georges Didi-Huberman : « L’homme de la croyance préfère vider les tombeaux de leurs chairs pourrissantes, désespérément informes, pour les remplir d’images corporelles sublimes, épurées, faites pour conforter et informer – c’est-à-dire fixer – nos mémoires, nos craintes, nos désirs » [5]. Ici Blancheflour est non seulement sculptée dans le vers, finement ciselée dans ses moindres détails par la précision de l’écriture de Swinburne, mais elle est également transformée en une sorte d’icône mariale défiant le passage du temps.
      « Lancelot » offre également une multitude de détails, notamment lors de la description microscopique et synesthésique du décor traversé par le héros :

 

Here and there some colour was
Hidden in the muffled grass,
Some late flower that one might pass,
Or else a brown, smooth beech-mast was,
Or carven acorn cup
[6].

Ici et là apercevait-on de la couleur
Cachée dans l’herbe silencieuse,
Une fleur tardive que l’on pourrait ignorer en passant,
Ou bien une faîne lisse et mordorée,
Ou bien encore une cupule de gland sculptée.

 

La beauté naturelle décrite dans la citation est une beauté colorée qui ne s’offre pas comme une évidence à l’œil du spectateur mais fait appel à deux autres de ses sens, l’ouïe (« muffled ») et le toucher (« smooth »). De même, dans le dernier vers, l’auteur invite le lecteur à déceler une référence visuelle à la cupule du gland dans la forme même de la lettre « c » reprise dans l’allitération. Dès lors, l’adjectif « carven » peut non seulement qualifier la cupule mais aussi, d’un point de vue métatextuel, l’écriture de l’auteur qui sculpte et ciselle ses vers afin de solliciter synesthésiquement l’ouïe et la vue de son lecteur attentif aux couleurs, à la précision du trait et aux détails, comme un spectateur devant une toile préraphaélite.
      Swinburne donne à lire de nombreux portraits de ses héroïnes arthuriennes : les couleurs pures qui émaillent les descriptions rappellent elles aussi les teintes vives des peintres préraphaélites, qui s’inspirent de la technique des peintres miniaturistes, telle qu’elle peut apparaître dans les enluminures du Moyen Age. Leurs toiles déploient une brillance et une luminosité intenses obtenues grâce à l’utilisation de couleurs pures qu’ils appliquent sur un fond blanc renouvelé à chaque séance [7]. Dans « Queen Yseult », la description pathétique de la mort de la mère de Tristram associe, de même, le blanc du fil et des pétales de lys au vert des lettres et au rouge des fleurs :

 

On her robe was sown her name,
Where a fine thread white as flame
Thro’ the coloured samite came.
For on skirt and hem between
Wrought she letters white and green
“This is Blancheflour the Queen”
There men found her as they sped,
Very beautiful and dead, in the lilies white and red
(QY 13).

Sur sa robe était cousu son nom,
Sur laquelle un beau fil blanc comme la flamme
Ornait le brocard coloré.
Car dans l’ourlet de son jupon
Avait-elle inscrit en lettres blanches et vertes
« Voici la Reine Blancheflour ».
Là, des hommes la trouvèrent alors qu’ils se hâtaient en passant,
Morte mais néanmoins splendide, entourée de lys blancs et rouges.

 

La prédominance du blanc, à lire dans le prénom même de la mère de Tristram, illustre également le goût de Swinburne pour cette couleur et pour ses nuances :

 

La vue est impressionnée surtout par le blanc éblouissant de la flamme ou le blanc terne et gris de la lumière décomposée. C’est en vain que le préraphaélisme a chargé de quelques couleurs la palette de Swinburne ; il n’en continue pas moins à voir le monde baigné d’une couleur uniforme, il n’est sensible qu’au blanc ; mais avec quelle subtilité il en distingue toutes les variations et toutes les intensités ! Certaines nuances l’aveuglent et le brûlent ; ce blanc est celui du feu, de la flamme, de la lumière : les lames de la mer semblent une blanche flamme humide, la bataille un éblouissement, une splendeur de lances, l’écume elle-même est enflammée, la figure humaine illuminée par les passions s’embrase à ses yeux comme une grande flamme brillante ; ses sens sont dévorés par une telle splendeur : ses paupières se consument, sa face est aveuglée et brûlée [8].

 

Les quelques couleurs de la palette de Swinburne utilisées lors de la description de la mort de la mère de Tristram, le rouge et le vert, sont complétées lors du portrait de la reine Yseult :

 

“All her limbs are fair and strong,
And her face is straight and long,
And her talk is as a song.
“And faint lines of colour stripe
(As spilt wine that one should wipe)
All her golden hair corn-ripe ;

“Drawn like red gold ears that stand
In the yellow summer land ;
Arrow-straight her perfect hand,

“And her eyes are river-lakes
Where a gloomy glory shakes
Which the happy sunset makes
(QY 21-22).

« Tous ses membres sont élégants et robustes,
Son visage est long et fin,
Sa voix évoque une chanson.
« De fines lignes de couleur traversent
(Tel du vin renversé que l’on voudrait essuyer)
L’ensemble de sa chevelure blonde comme les blés,

« Dessinées comme des épis hésitant entre l’or et le rouge
Sur la terre jaune d’un jour d’été ;
Sa main parfaite, droite comme une flèche,

« Et ses yeux comme des lacs nourris par des rivières
Dans lesquels se reflète en tremblant la gloire sombre
Que le soleil fait joyeusement en se couchant.

 

Ce tableau aux couleurs préraphaélites ajoute à la palette de Swinburne le bleu suggéré par la comparaison des yeux de la reine à des rivières qui semblent se transformer en miroir proleptique reflétant le dénouement tragique de l’histoire d’amour entre Tristram et Yseult (« a gloomy glory »). Le jaune qui domine dans le passage pare le portrait de la reine de toutes les nuances dorées d’un paysage de champ de blé sous la lumière vive d’un soleil d’été. Les Préraphaélites favorisaient des pigments transparents tels le vert émeraude et le bleu cobalt, couleurs plus récentes, ou bien des couleurs plus traditionnelles comme le rose garance, le bleu outremer et le gomme-gutte (jaune du Cambodge). Swinburne les reprend et les anime par le biais de la versification : la construction prosodique symétrique dans les trois premiers vers repose sur l’utilisation de monosyllabes et sur la présence d’un rythme iambique dans chaque deuxième partie de vers. Le portrait synesthésique de la reine conduit le lecteur vers une forme d’art plus accomplie encore que ne le serait un portrait pictural. Ainsi, Swinburne cherche à charmer la vue par une multitude de couleurs et de comparaisons qui donnent à voir ; il capte aussi l’oreille par l’harmonie prosodique de la première strophe, mimétique de la voix de la reine qu’il compare à la douceur d’une chanson.
      Tous ces éléments témoignent de l’attachement du poète, dans sa jeunesse d’écrivain, à l’esthétique préraphaélite. Mais Swinburne s’en détache toutefois, pour aller vers un autre style qui sera celui de sa maturité sous l’influence de la peinture de J. M. W. Turner.

 

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[5] G. Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, 1992, p. 25.
[6] A. C. Swinburne, « Lancelot », dans The Complete Works of Algernon Charles Swinburne (vol. Poetical Works), Londres, William Heinemann, 1925, p. 63.
[7] Les préraphaélites peignaient sur une couche de blanc afin de faire ressortir les tons ; ils utilisaient même une palette en porcelaine blanche lors de la préparation de leurs couleurs afin d’égaler la blancheur éclatante de leur couche d’apprêt.
[8] G. Lafourcade, La Jeunesse de Swinburne (vol. 2), Op. cit., p. 538.