L’Emergence de l’écriture d’A. C. Swinburne :
des Préraphaélites à Turner
- Virginie Thomas
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Algernon Charles Swinburne (1837-1909) et William Morris sont deux figures clés de la littérature victorienne. Tous deux sont des piliers du Renouveau arthurien étroitement liés à la confrérie préraphaélite, plus particulièrement à la figure de Dante Gabriel Rossetti. Cette affinité intellectuelle est encore renforcée par la fascination que Swinburne développe pour Morris dès 1857 lorsqu’il l’entend déclamer des poèmes. Swinburne voue une telle admiration aux écrits de son contemporain qu’il s’en inspire ostensiblement, notamment pour la rédaction de ses poèmes arthuriens appartenant à sa jeunesse d’auteur : « King Ban, a Fragment » (1857), « The Day Before the Trial » (1857-58), « Queen Yseult » (1857-58), « Joyeuse Garde » (1859), « Lancelot » (1860). Dans ces poèmes écrits entre 1857 et 1860, l’influence de Morris est perceptible dans les nombreux échos intertextuels et dans la mise en résonnance de leurs deux styles : en effet, Swinburne imite l’écriture archaïsante et « préraphaélitisante » de son ami, ses emprunts architextuels au Moyen Age, et même la forme de ses poèmes. Son imitation est telle que Georges Lafourcade n’hésite pas à parler de pastiche, non du Moyen Age, mais de la vision de cette période littéraire que Morris en donne [1]. Néanmoins, l’analyse des poèmes arthuriens de la jeunesse de Swinburne souligne l’ambiguïté de son style : les nombreux emprunts thématiques, génériques et stylistiques à Morris, et à travers lui aux Préraphaélites, voisinent avec une écriture beaucoup plus personnelle qui sera celle de sa maturité s’inspirant d’un autre modèle artistique, Joseph Mallord William Turner.
Une écriture préraphaélite ?
L’écriture de Swinburne, telle qu’elle transparaît dans ses écrits arthuriens, repose, pour commencer, sur une attention minutieuse aux détails, sur une rigoureuse netteté évoquant une des caractéristiques du style des Préraphaélites qui désirent retrouver un mode de représentation plus simple et plus proche de la réalité naturelle en revenant à la peinture d’avant Raphaël dont ils refusent la théâtralité. Influencés par le développement des daguerréotypes de l’époque, ils rejettent l’emploi du sfumato et peignent, la plupart du temps d’après modèles, avec grande minutie, une abondance de détails [2]. La description infiniment précise du tombeau des parents de Tristram dans « Queen Yseult » fait de ce passage une ekphrasis donnant à voir la finesse des décors dans la veine préraphaélite :
And between its roof and floor
Wrote he two words and no more,
Wrote Roland and Blancheflour.
That was carven sharp in gold,
For a great praise to behold,
Where the queen lay straight and cold,
All was graven deep and fine,
In and out, and line with line,
That all men might see it shine.
So far off it sprang and shone,
Ere ten paces one had gone,
Showing all the sorrow done.
And the pillars, that upbore
The large roof for evermore,
In wrought flowers her sweet name wore :
Points of stone carved gently all,
Wrought in cusp and capital,
Climbing still to creep and fall.
And in many a tender nook,
Traced soft as running brook,
Shone her face’s quiet look.
And above they wrought to lie
King Roland all white on high,
With the lady carven by [3].
Et entre le sol et le toit
Il écrivit uniquement deux mots,
Il écrivit Roland et Blancheflour.
Ces mots furent finement ciselés dans l’or,
Pour qu’une telle louange fût visible de loin,
En ce lien où la reine reposait morte,
Tout fut gravé avec précision,
Dans la pierre, ligne après ligne,
Pour que tous les hommes puissent les voir briller.
Ces mots sautaient aux yeux resplendissant,
A peine avait-on reculé de dix pas,
Montrant toute la force du chagrin.
Et les piliers, qui soutenaient
Le large toit pour toute éternité,
Portaient son doux nom en fleurs ouvragées :
Des reliefs de pierre finement travaillés
Formant des croisées d’ogive ou des chapiteaux,
Se dressaient avant de s’affaisser et de retomber.
Et dans nombre de tranquilles recoins,
Tracé finement tel un ruisseau insaisissable,
Resplendissait le calme de son visage.
Et au-dessus fut sculpté le gisant
Du Roi Roland dans toute sa blancheur céleste,
Avec sa dame à ses côtés [4].
L’ekphrasis donne au lecteur une vision à la fois macroscopique et microscopique de l’édifice et crée de la sorte un mouvement du regard alternant constamment entre gros plan et plan large. La précision des détails, la netteté quasi photographique de la description – qui peut être résumée par l’adjectif « sharp » (v. 4) – s’accompagnent d’une brillance – dont témoigne la récurrence du verbe « shine » – évoquant celle des enluminures dans lesquelles une feuille d’or collée servait de fond, et celle des toiles préraphaélites. Plus loin dans le poème, Swinburne dresse le portrait (ou devrait-on dire en termes photographiques « tire le portrait » ?) du gisant de la mère de Tristram en des images également si vives et avec une telle finesse de traits que la dame ainsi décrite ne semble nullement appartenir au royaume des morts :
Very patient was her face,
Stooping from its maiden place
Into strange new mother-grace.
Parted lips and closing eyes,
All the quiet of the skies
Fills her beauty where she lies.
On her hair the forest crown
Lets the sliding tresses down,
Touched ere dark with golden brown;
Both with carven hands uplift,
Praying softly as at shrift,
So it stood a kingly gift (QY 19-20).
Son visage était calme,
Passant de la virginité
A une étrange nouvelle grâce maternelle.
Les lèvres entrouvertes et les yeux clos,
Toute la sérénité des cieux
Comble sa beauté là où elle repose.
Sur ses cheveux, la couronne de la forêt
Laisse s’échapper ses tresses,
Caressées au crépuscule par une lumière mordorée.
Tous les deux sculptés les mains tournées vers le ciel,
Priant doucement comme lors d’une confession,
Ainsi se dressait ce présent royal.
[1] « Mais la rapidité avec laquelle Swinburne se lance dans le pastiche montre bien qu’il reproduit le Moyen Age à travers le prisme morrissien : une de ses premières – et la plus importante – compositions de cette époque, Queen Yseult, n’est, quant à la forme, qu’un écho prolongé de la voix monotone de W. Morris » (G. Lafourcade, La Jeunesse de Swinburne (vol. 2), Strasbourg, Publications de la faculté des Lettres à l’Université, 1928, p. 41).
[2] Toutes les caractéristiques de l’école préraphaélite mentionnées dans cet article sont issues de l’ouvrage collectif intitulé Pre-Raphaelites. Victorian Avant-Garde (T. Barringer, J. Rosenfeld, A. Smith, 2012, Londres, Tate Publishing).
[3] A. C. Swinburne, « Queen Yseult », dans The Complete Works of Algernon Charles Swinburne (vol. Poetical Works), Londres, William Heinemann, 1925, pp. 18-19.
[4] Toutes les traductions des poèmes de Swinburne présentes dans cet article sont les miennes.