Du spectaculaire au brouillage des signes :
Les représentations littéraires et
iconographiques du fou au XVIIe siècle

- Françoise Poulet
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      En définitive, le diagnostic de la folie de Lysis s’effectue moins par le sens de la vue que par celui de l’ouïe : c’est en l’entendant parler que son observateur comprend que son esprit est troublé et qu’il ne s’agit pas d’un comédien [33]. Les signes linguistiques de la déraison viennent donc, dans un second temps, mettre fin au quiproquo suscité par la vue de l’extravagant. C’est notamment le cas dans le chapitre XXV du Chevalier hypocondriaque, lorsque Don Clarazel, ayant découvert dans un pré les corps sans vie de trois gentilshommes, qui viennent de toute évidence de se battre en duel, se persuade que son devoir lui commande de châtier l’auteur de ces crimes, à l’instar de Don Galaor vengeant la mort du bon Anthébon assassiné par Palingues. Lorsque survient le prévôt des maréchaux de Lyon, accompagné d’une troupe d’archers, Don Clarazel lance immédiatement l’assaut contre ceux qu’il identifie comme les coupables. Le prévôt pense tout d’abord que le chevalier a participé au duel et prévoit de le conduire à Lyon afin de le faire pendre, conformément aux édits prohibant ce type de combats singuliers. C’est lorsque Don Clarazel le menace de la vengeance qu’accompliront après sa mort le chevalier de la Rose Verte, Agésilan de Colchos, Don Sylves de la Selve, Amadis de Gaule ou tout autre prince de Grèce, qu’il comprend la nature de son trouble et décide de le relâcher :

 

A ces mots le Prevost le regardant attentisvement fort esmerveillé de l’extravagance de ce discours il commença de juger qu’il estoit hypocondriaque, & de croire par consequent qu’il estoit innocent du crime pour lequel il l’avoit fait prendre […] [34].

 

      Comme chez Lysis, la folie romanesque de Don Clarazel est liée à une forme de mélancolie, l’hypocondrie, parfois assimilée à la mélancolie érotique dans les traités de médecine du temps. Cette médiation doublement littéraire et médicale dans l’appréhension du trouble qui frappe les personnages est révélatrice de l’apparition d’une catégorie de folie spécifique dans les premières décennies du XVIIe siècle : l’extravagance, dérèglement psychique et physiologique causé par un certain type de livres – les romans – et un rapport tronqué au savoir – caractérisé par l’excès et l’accumulation quantitative –, qui convoque l’imaginaire littéraire de la mélancolie et entre au service d’une polémique dirigée contre une mauvaise bibliothèque. La panoplie traditionnelle du fou renaissant, fondée sur le détournement parodique des attributs religieux et politiques (la robe du moine, le sceptre royal) n’a donc plus lieu d’être : l’extravagance ne se définit pas comme un type de folie subversive par rapport au pouvoir, mais comme l’instrument d’une satire métalittéraire et esthétique. Par le biais des « lecteurs extravagants » Lysis et Clarazel, Sorel et Du Verdier – lui-même auteur de romans de chevalerie – visent une certaine conception de l’illusion romanesque : celle que l’on trouve dans les romans-fleuves conventionnels et qui consiste à entraîner le lecteur dans les rets de l’imaginaire le plus mensonger. Introduit dans un monde fictionnel qui n’a plus qu’un lointain rapport avec le monde référentiel dans lequel il vit, le récepteur du roman risque de ne plus pouvoir revenir sur ses pas et de continuer à interpréter tout ce qui l’entoure, une fois le livre refermé, par le filtre trompeur de l’illusion romanesque. L’extravagance de Lysis et de Don Clarazel apparaît donc comme une image hyperbolique du danger encouru par le lecteur de romans fabuleux. L’arrière-plan médical sur lequel se développe leur trouble fait alors office d’autorité savante visant à légitimer la représentation de la folie ainsi donnée.
      L’absence de signes visuels de la folie se retrouve dans la plupart des œuvres comiques théâtrales et romanesques du XVIIe siècle qui, sans mettre en scène de « lecteur extravagant », font intervenir des personnages de fous ou de bouffons. Dans Dom Japhet d’Arménie, comédie de Scarron datant de 1653, l’ancien fou de Charles Quint ne porte pas le costume traditionnel des bouffons ; seul son valet Foucaral est affublé d’un « habit bizarre » [35], l’adjectif devant ici être entendu au sens de « bigarré », « composé de plusieurs couleurs ». Collinet, qui entre au service du seigneur Clérante après que la perte d’un procès l’a rendu fou, dans L’Histoire comique de Francion, est quant à lui vêtu à la manière d’un riche seigneur [36]. En constituant un signe directement déchiffrable par l’œil, la panoplie traditionnelle du fou avait pour fonction de signifier sa mise à l’écart, son statut singulier au sein de l’espace social et notamment de la cour ; que sa parole fût libre ou bien contrôlée par le pouvoir royal, sa place était d’emblée matérialisée comme distincte de celle des courtisans ou des autres serviteurs du souverain. Au contraire, l’extravagant n’est pas un personnage exclu de la société, monstrueux, qui serait hors des normes sociales : ce trait explique l’absence de costume singulier le distinguant. Dans la mesure où son extravagance possède avant tout des enjeux métalittéraires, son emblématique se comprend d’abord en fonction de problématiques esthétiques.
      C’est pourquoi les attributs conventionnels du fou n’apparaissent plus que sous la forme de simples allusions, par petites touches, dans les histoires comiques qui mettent en scène un lecteur extravagant. Tandis que la marotte n’est bien souvent mentionnée que dans le cadre d’expressions lexicalisées et de proverbes [37], la palette chromatique de la folie n’est plus présente que sous la forme de rares et discrètes touches de pinceau qu’il est possible de suivre au fil de l’œuvre, tels ces « nœuds de taffetas vert » [38] qui servent à fermer les chaussures de Lysis et dont il se défait par la suite lorsqu’il choisit de ne porter que du rouge, couleur supposée de Charite [39]. Ce détail rappelle par ailleurs « l’imitation de casque » que Don Quichotte nouait autour de son cou par des « rubans verts » [40] dans le deuxième chapitre du roman. De même, dans le récit de rêve que fait Lysis au livre X, alors qu’il est enfermé dans un carrosse supposé l’emmener, par la voie des airs, vers le château du magicien Anaximandre, il croise de gros oiseaux jaunes et verts [41]. Le dogue contre lequel se bat Don Clarazel chez le marquis d’Artigny, transformé en serpent monstrueux grâce à une grande toile peinte, porte des écailles associant elles aussi ces deux couleurs [42].
      Il arrive également que d’autres accessoires traditionnellement associés à la folie ressurgissent à l’occasion de mises en scène théâtralisées : Hircan, gentilhomme que Lysis prend pour un magicien, fait ainsi paraître devant le berger, qui se croit alors métamorphosé en saule, deux « drosles vestus de plume » [43], qui représentent le rôle de vents, joués par Anselme et Clarimond. A l’aide de soufflets, tout en gonflant leurs joues, ils frappent si bien l’imagination de l’extravagant que celui-ci se laisse tomber à terre en se croyant déraciné. Les soufflets et les joues remplies d’air évoquent dans ce passage la tête pleine de vent que la tradition associe au fou, à partir de l’étymologie latine follis. En définitive, dans Le Berger extravagant, seule la figure allégorique de Momus, qui intervient dans Le Banquet des dieux, opuscule burlesque composé par Clarimond, revêt les attributs traditionnels du fou. En plus de son « coqueluchon vert & jaune » et des sonnettes qu’il porte aux genoux, le « bouffon divin » :

 

[…] avoit aussi un baston avec deux vessies de pourceau pleines de poix attachees au bout, dont il alloit souffleter par mesure les grosses joües des flusteurs, ce qui rendoit une belle harmonie [44].

 

      Le dieu du sarcasme et de la raillerie, célèbre figure mythologique, apparaît ici dans son costume stéréotypé, conformément à ses représentations iconographiques. Ainsi, en dépit de ces quelques exceptions, dans les œuvres que nous venons de citer, les signes conventionnels de la folie ne sont plus mentionnés que sous la forme d’un jeu allusif avec le lecteur.

 

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[33] « Anselme oyant toutes ces choses si peu communes, eut un estonnement nonpareil, & connut qu’il avoit trouvé un homme malade de la plus estrange folie du monde […] » (Ch. Sorel, Le Berger extravagant, Op. cit., I, 1, pp. 8-9).
[34] G. S. Du Verdier, Le Chevalier hypocondriaque, Paris, Pierre Billaine, 1632, chap. XXV, p. 594.
[35] P. Scarron, Dom Japhet d’Arménie, dans Théâtre complet, textes établis, annotés et présentés par V. Sternberg, Paris, Champion, 2009, vol. I, III, 1, v. 601, p. 443.
[36] Ch. Sorel, Histoire comique de Francion, dans Romanciers du XVIIe siècle, textes établis, annotés et présentés par A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, L. V, p. 262. M. Lever précise toutefois que les fous de cour étaient eux aussi généralement vêtus de riches habits à l’époque médiévale (Le Sceptre et la marotte, Op. cit., p. 62).
[37] Le terme est par exemple employé au sens de « divertissement bouffon » dans Le Chevalier hypocondriaque, lorsque le héros est « intronisé » chevalier : « […] une vieille femme laquelle estant fort curieuse estoit sortie de la cuisine où elle servoit ordinairement pour avoir sa part du plaisir que l’on prenoit de ceste marotte […] » (Op. cit., chap. VII, p. 125).
[38] Ch. Sorel, Le Berger extravagant, Op. cit., I, 1, p. 3.
[39] Voir le commentaire que fait l’auteur au sujet de cette couleur dans ses « Remarques » : « […] s’il dit [Lysis] qu’il mesprise le vert, entre autres choses, pource que l’on donne un bonnet vert à ceux qui font cession, il est vray que l’on fait present de cette livree aux cessionnaires, à cause qu’estans d’ordinaire des hommes qui ont mangé leur bien & celuy des autres par mauvais mesnage, ils meritent de porter une couleur que l’on donne aussi aux fous » (Ibid., R. I, p. 43).
[40] M. de Cervantes, Don Quichotte de la Manche, texte établi, traduit, annoté et présenté par J.-R. Fanlo, Paris, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2008, I, 2, p. 155. On pense également aux célèbres « rubans verts » d’Alceste dans Le Misanthrope. L’extravagance du « bourgeois gentilhomme » et de Monsieur de Pourceaugnac, qui prétendent tous deux s’élever au-dessus de leur milieu socioculturel – la bourgeoisie parisienne pour M. Jourdain, la vieille noblesse provinciale pour le limougeaud Pourceaugnac, se traduit elle aussi par leurs costumes bariolés et de mauvais goût, comme en témoigne l’Inventaire après décès de Molière : une « robe de chambre, raie double de taffetas aurore et vert, un haut-de-chausses de panne rouge, une camisole de panne bleue, un bonnet de nuit et une coiffe, des chausses et une écharpe de toile peinte et indienne, une veste à la Turque et un turban, un sabre, des chausses de brocart musc garnies de rubans verts et aurore et de points de Sedan, le pourpoint de taffetas garni de dentelle d’argent faux, le ceinturon, des bas de soie verts et des gants avec un chapeau garni de plumes aurore et vert […] » pour M. Jourdain ; un « haut-de-chausses de damas rouge garni de dentelle, un justaucorps de velours bleu, garni d’or faux, un ceinturon à frange, des jarretières vertes, un chapeau gris garni d’une plume verte, l’écharpe de taffetas vert, une paire de gants, une jupe de taffetas vert garnie de dentelle et un manteau de taffetas aurore […] » pour Pourceaugnac (Molière, Œuvres complètes, Op. cit., p. 1149).
[41] Ch. Sorel, Le Berger extravagant, Op. cit., II, 10, p. 473.
[42] G. S. Du Verdier, Le Chevalier hypocondriaque, Op. cit., chap. VII, p. 131.
[43] Ch. Sorel, Le Berger extravagant, Op. cit., I, 5, p. 802.
[44] Ibid., I, 3, p. 386.