Du spectaculaire au brouillage des signes :
Les représentations littéraires et
iconographiques du fou au XVIIe siècle

- Françoise Poulet
_______________________________

pages 1 2 3 4 5


Fig. 3. C. de Passe, frontispice du Berger
extravagant
, 1627


Fig. 4. P. Daret, frontispice des Visionnaires 1639


Fig. 5. Anonyme, frontispice de La Folie du sage, 1645

Textes vs images paratextuelles

 

      Il est intéressant, pour finir, de comparer la rareté des symboles conventionnels de la folie dans les œuvres comiques que nous avons mentionnées avec les frontispices qui composent parfois le paratexte de celles-ci. L’illustration accompagnant la première partie du Berger extravagant dans l’édition de 1627 (fig. 3) a été réalisée par Crispin de Passe, qui est également l’auteur de la représentation métaphorique de Charite reproduite à la fin du livre I. Ce frontispice représente deux fous qui nous accueillent de part et d’autre de la porte d’un château en nous invitant à y entrer. Tous deux portent le coqueluchon à oreilles d’âne et grelots. Celui de gauche est vêtu en habit de héros antique, un casque et une épée posés à ses pieds : il évoque l’épisode du livre X au cours duquel Lysis part délivrer Panphilie en habit romain. Le fou brandit également une marotte à tête de fou et tient une lyre, symbole de l’écriture poétique. Le personnage de droite nous indique la porte de sa main gauche. Revêtu d’un habit de simple paysan, il tient un livre ouvert sur ses genoux. En haut du frontispice, sur le fronton de la porte, sont représentés des instruments de musique, trompettes, cornemuses, guitare et flûtes, tandis que la niche centrale reste vide. A l’intérieur du château, dans une vaste cour, Lysis apparaît de profil : on le reconnaît à ses cheveux frisés, son vêtement de berger, son chapeau et sa houlette. Il tient un livre et fait face à un chérubin, coiffé d’un coqueluchon, qui menace de lui percer le cœur par une flèche qu’il tient sur son arc bandé. En comparant ce frontispice à celui de L’Astrée, Andrew H. Wallis a montré comment les codes iconographiques de la pastorale et des romans sentimentaux (le costume de berger, le chérubin) étaient sapés par la présence des deux fous, qui indiquent d’emblée que ces éléments ne seront traités que sous une forme parodique [45]. De même, la niche vide du fronton s’oppose implicitement à d’autres frontispices, et notamment à celui de L’Astrée, qui contient à cet emplacement un bouquet de fleurs, symbole pour Sorel d’une éloquence ampoulée et hyperbolique qui sera continuellement raillée au cours du Berger.
      En 1638, la deuxième édition des Visionnaires, comédie de Desmarets de Saint-Sorlin mettant en scène une galerie de fous, sans qu’aucune didascalie vienne préciser s’ils portent un costume spécifique, contient également un frontispice, réalisé par Daret, qui représente une allégorie de la folie (fig. 4) : une femme, assise sur un siège qui nous est dissimulé, tient dans sa main droite une marotte surmontée d’une tête de fou miniature à coqueluchon et grelots et, dans sa main gauche, un parchemin annonçant le titre de la pièce et le nom de son auteur. Son visage, qui sourit d’un air bienveillant au lecteur, comme pour l’inviter à entrer dans la pièce, est surmonté d’une coiffe chargée de pompons. L’édition originale de La Folie du Sage, qui paraît chez Toussaint Quinet en 1645, est elle aussi accompagnée d’un frontispice représentant les attributs emblématiques de la folie (fig. 5) : on y voit un médaillon surmonté de décors fruitiers et d’un blason et entouré de deux chérubins. Celui de gauche porte un habit antique et une couronne de lauriers : il tient un in-folio de la même taille que lui. Celui de droite arbore le coqueluchon à grelots : tandis qu’il cueille des fruits de sa main droite, il tient une flèche dans sa main gauche, évocation possible de la folie amoureuse qui s’empare du roi au cours de la pièce. Le médaillon représente une fenêtre dont les battants sont ouverts : la partition entre savoir et folie, déjà symbolisée par les deux chérubins, y est reprise. Dans la partie gauche, on distingue les instruments du savoir, le compas et le livre ; à droite, se trouvent une marotte semblable à celle du frontispice des Visionnaires, ainsi qu’une outre gonflée d’air accrochée à un bâton. En haut du médaillon, au centre, l’inscription Non procul (« non loin ») vient prolonger la topique de la proximité entre folie et sagesse. Le titre de la pièce, qui figure en lettres capitales sous le médaillon, est illustré de manière paradoxale : au mot « folie », placé dans la partie gauche du frontispice, s’opposent les symboles du savoir et de la sagesse, tandis que le terme « sage » est positionné sous les attributs de la folie.
      Les codes et symboles traditionnels de la folie survivent donc avant tout sous la forme de signes iconographiques, que l’on rencontre dans les gravures et les frontispices. A l’intérieur des textes littéraires, les signes de la folie se font plus confus et opaques : ils sont moins directement déchiffrables par le récepteur et engagent fréquemment le recours à une médiation, notamment littéraire. Une différence de taille s’instaure par conséquent entre les textes et les illustrations qui les accompagnent.

      Dans les comédies-vaudevilles du XVIIIe et du début du XIXe siècle, qui s’inscriront dans la tradition des ballets et des divertissements chantés et dansés, certains fous pourront retrouver leur costume et leurs attributs conventionnels, comme en témoignent les didascalies qui accompagnent ces pièces. Dans Les Foux hollandais, ou l’Amour aux petites maisons, dont l’intrigue a pour cadre le célèbre hôpital parisien, la panoplie des fous enfermés est soigneusement décrite : ils portent un « gilet » et des « culottes de couleurs jaune et rouge, à pointes triangulaires », sur le modèle du « costume sous lequel on peint Momus ». Cet accoutrement est présenté comme « celui de la maison des fous » : chaque pensionnaire lui ajoute l’attribut qui se rapporte à sa folie propre. Le personnage de la folle porte un costume équivalent, qui est « celui sous lequel on peint la Folie », à savoir un « jupon à pointes » [46]. Au contraire, dans les œuvres comiques du XVIIe siècle qui représentent des personnages de fous, l’emblématique stéréotypée de la déraison est repoussée au profit de signes moins directement lisibles : l’extravagance s’exprime par le détournement de codes et d’attributs appartenant avant tout au monde de la fiction ; elle n’est plus directement identifiable comme telle et s’offre par la parole plus que par le regard. Le moment d’incertitude qui s’instaure alors entre l’appréhension du fou et le diagnostic effectué par son observateur crée un effet d’étrangeté, qui peut se révéler inquiétant. Dans la mesure où la frontière entre raison et déraison ne s’impose plus à l’esprit de manière évidente, l’extravagance nous est présentée comme un trouble psychosomatique dangereux, susceptible de frapper tous les lecteurs de romans.

 

>sommaire
retour<

[45] A. H. Wallis, Traits d’union : l’anti-roman et ses espaces, Tübingen, Narr-Verlag, « Biblio 17 », 2011, pp. 40 et 133.
[46] Bignon et Claparède, Les Foux hollandais, ou l’Amour aux petites maisons, Paris, Chez les Marchands de Nouveautés, an IX [1801], « Caractères et costumes des personnages », n. p.