Réflexions sur le genre scénaristique :
le cas de Pier Paolo Pasolini

- Amandine Melan
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Un indice : la volonté de publier les scénarios

 

      On doit au scénariste belge Benoît Peeters cette intéressante observation au sujet des publications de scénarios :

 

Publier un scénario ne peut être qu’un acte paradoxal : au sens propre, c’est un geste déplacé qui, l’amenant en un lieu tout autre que le sien, fait d’un ouvrage exhibant de multiples manières les signes de l’inachèvement quelque chose comme un simulacre de texte fini [17].

 

N’est-il pas paradoxal de publier des textes qui se caractérisent par leur caractère non fini ? Cela ne revient-il pas à y mettre le point final qui doit nécessairement leur manquer ? Et pourtant si l’écriture scénaristique est bel et bien un genre littéraire, n’est-il pas normal d’aspirer à la diffusion publique des scénarios ? La publication apparaît comme une fixation paradoxale et en même temps nécessaire. Dans le cas de Pasolini, elle représente par ailleurs un indice de la manière dont il concevait l’écriture scénaristique : si un écrivain, qui écrit également pour le cinéma, décide de publier son scénario, cela signifie qu’il le considère digne d’être lu par des personnes étrangères à l’élaboration du film projeté par ce même scénario. Le scénario, de la sorte, dépasse sa fonction strictement utilitaire pour devenir aussi un texte littéraire. Le scénario publié se destine à quelque chose d’autre que la réalisation d’un film : il vise un public de lecteurs et une légitimation esthétique au travers de ceux-ci.
      Accattone, le scénario de son premier film en tant que réalisateur, est publié chez FM en 1961 (l’année au cours de laquelle le film est présenté à la Mostra de Venise), avec les paratextes suivants : une préface de l’écrivain Carlo Levi, deux récits de type « journal de bord » et les articles « Cinéma et littérature : notes après Accattone » et « Sens d’un personnage : le paradis d’Accattone ». Pasolini a coutume de joindre ce genre de paratextes aux éditions de ses scénarios. Ce faisant, il accentue le caractère ouvert et incomplet de ces textes dont le lecteur prend connaissance à l’aide d’une série de clés de lecture fournies par l’auteur lui-même. Ainsi, le scénario de Mamma Roma subit le même processus de diffusion : il est imprimé peu avant la sortie du film en 1962 mais cette fois chez Rizzoli et non plus chez FM. Les paratextes présents dans l’édition consistent en cinq poèmes et une section intitulée « Les pauses de Mamma Roma : journal de bord au dictaphone ». Avec L’Evangile selon Mathieu débute une collaboration avec Garzanti et le scénario, publié en 1964, devient le prototype d’une collection cinématographique – Film e discussioni – dirigée par Pasolini et Giacomo Gambetti. C’est dans cette collection que seront publiés les scénarios des Oiseaux petits et grands (1966), d’Œdipe roi (1967) et de Médée (1970), chacun d’entre eux étant accompagné d’une série de paratextes (articles, interviews, poèmes).
      Pasolini publie aussi ses scénarios, ses traitements et ses sujets dans des revues : Cinema e film, par exemple, met à la disposition du lecteur le traitement inédit et très détaillé du Père sauvage (numéros 3 et 4, 1967, avec le poème E l’Africa ?) et le scénario des Nuages, c’est quoi? (numéros 7 et 8, 1969). Dans Vie nuove, on peut lire le traitement de La Rage (1962) et le sujet des Oiseaux petits et grands (en 1965, dans trois numéros consécutifs). A l’occasion de la publication de ce dernier, une note de la rédaction annonce que Pasolini publiera dès lors dans cette même rubrique certains des sujets cinématographiques qu’il a élaborés, invitant les lecteurs à faire connaître leur avis et leurs observations. Ainsi, la publication de ces textes à caractère cinématographique est finalisée notamment pour une confrontation avec le lecteur dans la perspective d’une relation bilatérale interactive. Cette ouverture du texte posé en équilibre entre le geste créateur de l’auteur et le jugement du lecteur semble caractériser la conception de la pratique littéraire chez Pasolini.
      Les scénarios et traitements écrits par Pasolini constituent un vaste ensemble d’œuvres littéraires trop souvent et injustement négligé. Et pourtant leur auteur, durant sa vie, a tenté de faire en sorte que cela n’arrive pas : il a proclamé la naissance d’un nouveau genre littéraire à leur propos, les a publiés et a encouragé leur lecture sur les rubriques de différentes revues. Il s’est ainsi nettement distingué d’une grande majorité de scénaristes qui considèrent le texte cinématographique comme un objet exclusivement fonctionnel et n’imaginent pas un seul instant qu’il puisse sortir de la sphère professionnelle. Il n’a pas été le seul à agir de la sorte – citons, par exemple, Alain Robbe-Grillet et Jean Cocteau en France ou, plus récemment, en Italie, le duo Umberto Contarello-Paolo Sorrentino –, mais a sans aucun doute été le plus grand défenseur de l’écriture scénaristique en tant que genre littéraire et son plus grand promoteur.

 

Etude de cas : Mamma Roma (1962). Du scénario au film

 

      Mamma Roma est le deuxième film réalisé par Pasolini, un an après Accattone avec lequel il partage l’arrière-plan romain fin années Cinquante – début années Soixante. Le film est relativement fidèle au scénario. Très peu de séquences prévues sur le papier ont été coupées au montage ou écartées au tournage et celles qui l’ont été ont une importance mineure dans la trame. Beaucoup plus significative est la fusion opérée dans le film entre deux séquences du scénario ayant pour objet l’une et l’autre un dialogue entre la protagoniste et le curé de la paroisse qu’elle fréquente : ce dernier voit son rôle – pourtant déterminant dans le scénario – amoindri dans le film. Le passage du texte au film s’opère notamment grâce à la musique et, d’un point de vue figuratif, à travers différentes allusions à la tradition picturale. Tandis que les dialogues sont maintenus presque tels quels et que le développement narratif du film reflète assez fidèlement celui du scénario, pour ce qui est des descriptions purement littéraires présentes sur le papier, il y a forcément quelque chose qui se perd au moment de la transposition filmique. Ce « quelque chose » en danger, la musique tente de le récupérer et de l’exprimer.

 

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[17] B. Peeters, « Une pratique insituable », dans Autour du scénario, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1986, p. 11.