Réflexions sur le genre scénaristique :
le cas de Pier Paolo Pasolini

- Amandine Melan
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Fig. 1. P. P. Pasolini, Mamma Roma, 1962


Fig. 2. P. P. Pasolini, Mamma Roma, 1962


Fig. 3. A. Mantegna, La Lamentation sur le Christ
mort
, v. 1480

      Certains cadrages eux aussi tentent cette entreprise, au moyen par exemple d’allusions à des tableaux connus d’un public cultivé mais pas forcément spécialisé. Ainsi, l’allusion à la dernière cène dans la première séquence du scénario (« tourbillonnante, tourne autour d’elle la table de la dernière cène » / « vorticosa gira intorno a lei la tavolata dell’Ultima Cena ») à l’écran ne se perçoit évidemment pas à travers la lecture mais à travers l’image. La table des noces, par sa forme en « u » et par la disposition unilatérale d’une partie des convives, invite le spectateur attentif à établir un premier parallélisme (fig. 1).
      Un autre parallélisme a été relevé par de nombreux spectateurs (mais démenti par l’auteur lui-même !) entre le Christ allongé de Mantegna et le jeune Ettore agonisant sur un lit de contention. Le cadrage qui évoque le Christ déposé se substitue à la description littéraire de l’adolescent qui, dans le scénario, apparaît au lecteur « comme un petit crucifix, avec les bras tendus, avec les poings liés » (« come un piccolo crocefisso, con le braccia tese, coi polsi legati »). Cette technique de transposition, Pasolini l’utilise cependant avec parcimonie et en laissant planer un doute sur ses intentions (figs. 2 et 3).
      La musique en revanche assume une fonction narrative plus systématique et beaucoup moins hasardeuse. Pour paraphraser Pasolini, celle-ci, dans un film, est « didascalique et émotive » [18]. C’est la musique de Vivaldi que Pasolini choisit pour accompagner le récit dramatique de Mamma Roma. Trois motifs tirés de trois concertos différents soulignent les moments les plus importants de la trame, assumant de la sorte une connotation fonctionnelle à l’intérieur de la narration : le Largo en mi mineur du Concerto RV 443, le Larghetto en sol mineur du Concerto RV 481 et le Largo en fa majeur du Concerto RV 540. Le premier (RV 443, Largo) correspond aux deux visites de l’impitoyable Carmine mais aussi à la dernière rencontre avec Bruna, fondamentale en ceci qu’elle marque le moment à partir duquel le jeune Ettore est désormais conscient du fait que sa mère se prostitue. Le premier des trois est donc un motif musical qui souligne l’aspect tragique de l’histoire racontée. On pourrait le définir comme un « motif funèbre » ou « motif du destin » et il est associé à deux reprises au personnage du proxénète Carmine. Le deuxième motif musical (RV 481, Larghetto) est quant à lui lié au personnage de Bruna : il résonne lors des deux premières rencontres entre Ettore et la jeune femme, mais également quand Ettore vole les disques de sa mère pour les revendre et offrir à Bruna une petite chaîne en or. On l’entend aussi quand Ettore se dispute avec ses compagnons au sujet de Bruna. C’est le motif de la découverte de l’eros ou du premier amour adolescent. Enfin, le motif musical tiré du Concerto RV 540 (Largo) est sans aucun doute celui de l’amour maternel. Il correspond à deux moments au cours desquels Ettore et Mamma Roma sont étroitement unis : la belle séquence de la motocyclette qui marque un bref moment d’espoir et d’insouciance et la dramatique agonie du garçon en prison appelant en vain sa mère qui, de son côté, ne cesse de penser à lui. Malgré la disjonction concrète entre mère et fils provoquée par la mort de ce dernier, la musique réussit à les réunir au moins sur un plan abstrait et sentimental. Le montage aussi y contribue, faisant se succéder des séquences brèves qui voient s’alterner tour à tour des images de Mamma Roma et d’autres de son fils. L’extrait du Concerto RV 540 utilisé pour illustrer la relation mère-fils peut être associé à la chanson Violino Tzigano de Bixio et Cherubini, chantée par Joselito. Cette chanson, elle aussi, est liée à l’amour filial : c’est celle sur laquelle dansent Mamma Roma et Ettore peu de temps après leurs retrouvailles, dans l’appartement de Casal Bertone, et c’est celle que sifflote un détenu dans la prison où Ettore, proche de la mort et délirant, appelle désespérément sa mère. Ainsi, la musique, dans le film, réussit à se substituer aux descriptions littéraires des impressions (des personnages ou du narrateur), des sentiments, des états d’âmes et des passions, dans le scénario. Il s’agit là d’une stratégie discursive permettant de ne rien perdre de la subjectivité poétique émanant de phrases telles que « les yeux et la moustache de Carmine brillent d’une lumière homicide : ils paraissent avoir été dessinés par le destin, avec la douceur et le détachement des choses inéluctables » (« gli occhi e i baffetti di Carmine hanno una luce omicida : disegnati dal destino, sembrano, con la dolcezza e il distacco delle cose ineluttabili » [19]). Il s’agit, dans le scénario, d’une description peu anodine étant donné le champ lexical auquel elle a recours. A la place de lire « lumière homicide » ou « choses inéluctables », on entendra donc le Largo en mi mineur du Concerto RV 443.
      Dans le film, on notera enfin la disparition de la séquence en prison où Ettore est entouré de détenus qui jouent aux cartes. Cette séquence, dans le scénario, contenait une chanson de mort de la prison romaine de Regina Coeli qui constituait une réelle mise en abyme de l’histoire de Mamma Roma et Ettore : « Compatite la povera madre / Che ha perso un figlio di fior di età / Non aveva più di vent’anni / E in galera innocente morì… » (« Ayez pitié de la pauvre mère / Qui a perdu un fils en fleur / Il n’avait pas plus de vingt ans / Et en prison innocent il mourut… » [20]). Une variation importante concerne en revanche le chant de l’Enfer de Dante récité par un autre détenu. Le chant XVIII du scénario – celui des flatteurs et des mauvaises langues – a été remplacé par le chant IV, plus adapté au contenu idéologique véhiculé par le récit. Le chant IV est celui des vertueux non baptisés en attente dans le Limbo. Seuls les premiers vers du chant sont déclamés : ceux qui racontent l’arrivée du Poète sur le seuil de l’Enfer [21]. Ettore, dont la candeur rappelle celle des âmes du Limbo, en ce moment, est sur le seuil de la mort.
      Le passage du scénario au film, du texte à l’image animée, s’accompagne donc de stratégies de conversion des descriptions littéraires abstraites. Il s’opère également à travers une série de choix et de sacrifices : la fidélité totale au scénario n’est pas garantie. Le scénario est, comme le disait Pasolini, une structure qui tend à devenir une autre structure. L’altérité est fondamentale : le scénario n’est pas la version écrite du film et le film n’est pas la version filmique du texte. D’où l’intérêt de découvrir ou de redécouvrir le genre littéraire scénaristique, non seulement pour les clés de lecture qu’il est en mesure de fournir aux cinéphiles, mais aussi et surtout pour eux-mêmes. Ces textes qui flirtent avec une image, des voix, des sonorités qu’ils ne font que suggérer n’ont rien à envier à ces autres structures – cinématographiques – dans la direction desquelles ils regardent.

 

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[18] P. P. Pasolini, « La musica nel film », au dos de la pochette du disque Dimensioni sonore 9, Long Play de Ennio Morricone, RCA 1972; reproduit dans Pasolini per il cinema, sous la direction de W. Siti et F. Zabagli, Milano, Mondadori, 2001, pp. 2795-2796, p. 2795.
[19] Ibid., p. 170.
[20] Ibid., p. 251.
[21] « Ruppemi l’alto sonno ne la testa / un greve truono, sì ch’io mi riscossi / come persona ch’è per forza desta;
e l’occhio riposato intorno mossi, / dritto levato, e fiso riguardai / per conoscer lo loco dov’ io fossi.
Vero è che ‘n su la proda mi trovai / de la valle d’abisso dolorosa / che ‘ntrono accoglie d’infiniti guai.
Oscura e profonda era e nebulosa / tanto che, per ficcar lo viso a fondo, / io non vi discernea alcuna cosa.
"Or discendiam qua giù nel cieco mondo", / cominciò il poeta tutto smorto ».
« Un bruit qui ressemblait au fracas du tonnerre / Rompit mon lourd sommeil et rouvrit ma paupière, Tout mon corps tressaillit à ce réveil soudain.
D’un bond, comme en sursaut, je me levai de terre : / Et cherchant de la nuit à sonder le mystère, / Mon œil de tous côtés se fixait incertain.
Je touchais à l’abîme où les ombres punies  / Font tonner les échos de clameurs infinies.  / J’étais au bord du gouffre : il était si profond,
Si chargé de vapeurs et d’épaisses ténèbres,  / Que mes regards plongés dans ses cercles funèbres / S’y perdaient sans pouvoir en distinguer le fond.
Le poète vers moi tourna son front plus pâle : / « Descendons maintenant dans la nuit infernale » (traduction française de Louis Ratisbonne, publié chez Michel Lévy en 1870 et consultable en ligne sur le site remacle.org).