Réflexions sur le genre scénaristique :
le cas de Pier Paolo Pasolini
- Amandine Melan
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Les textes cinématographiques ne bénéficient pas d’une longue tradition qui suffirait à justifier leur valeur littéraire. La manière de les appréhender, voire de les étudier, n’est pas évidente. Leur fonctionnalité originale pourrait être en mesure d’altérer leur potentiel statut littéraire. Il faut aussi tenir compte du fait que tous les textes cinématographiques ne sont pas sur un même pied d’égalité : la plupart des scénarios peuvent difficilement être considérés comme de la littérature mais pourraient néanmoins faire l’objet d’une étude sémiotique. Ceux de Pier Paolo Pasolini présentent une valeur littéraire incontestable. Pasolini, qui s’est formé à l’écriture scénaristique durant les années 1950 en compagnie d’autres écrivains et en travaillant pour des réalisateurs célèbres tels que Federico Fellini ou Mauro Bolognini, écrit, seul, au cours des années 1960 et 1970, ses propres scénarios (pour ses propres films) avec le même soin et la même dévotion qu’il rédige ses nouvelles, ses romans et ses tragédies théâtrales. Il proclame même la naissance d’un nouveau genre littéraire à leur sujet, soulignant leur nature toute particulière de « structures qui veulent être d’autres structures » [1]. L’écriture scénaristique, en effet, est profondément liée à un projet de film : cette dépendance à l’image future entraîne une série de contraintes stylistiques qui seraient, comme nous le verrons plus loin, autant de preuves du caractère littéraire de ces objets textuels hybrides. Le texte scénaristique anticipe et suggère l’image animée et la bande son. Ce facteur n’est pas forcément à concevoir comme une limite créative ; Pasolini nous démontre au contraire qu’il peut se transformer en un précieux outil littéraire et encourager la fantaisie et la créativité du scénariste, le faisant passer du statut d’artisan à celui d’artiste.
Un corpus atypique mais décidément littéraire
Dans son Manuale di sceneggiatura cinematografica [2], Luca Aimeri propose la définition suivante: « scénariser signifie inventer une histoire, l’articuler et l’organiser en un récit, et suggérer le discours filmique qui en découle à travers le style de l’écriture » [3]. A travers cette affirmation, Aimeri souligne une caractéristique fondamentale du scénario : il ne s’agit pas d’un produit fini. L’objet-scénario pourrait donc se résumer en quatre mots-clés : narration, suggestion, style et inaccomplissement. Un cinquième mot, implicite dans la définition d’Aimeri, pourrait être « narrataire ». Son statut de texte tourné vers la réalisation d’un film confère au scénario un caractère profondément fonctionnel qui pourrait se révéler embarrassant quand on tente de légitimer sa littérarité. Et pourtant, c’est cette même fonctionnalité qui distingue aussi d’autres genres incontestablement littéraires tels que les textes théâtraux et les livrets d’opéra : le scénario est le « film écrit », comme le texte théâtral est « la pièce écrite » et le livret est « l’opéra écrit ». Tous auront constitué, à un certain moment, la phase préliminaire à l’accomplissement de quelque chose d’autre. Aimeri précise, dans son manuel, que si l’on doit parler de « littérature » à propos du scénario, c’est alors de « littérature de frontière », ou – pire – de « littérature de service » [4]. En affirmant cela, il ne facilite pas l’intégration de ce genre nouveau dans la sphère littéraire.
Les scénarios sont généralement lus par un producteur cinématographique, ainsi que par un grand nombre de professionnels du cinéma : les acteurs, l’ingénieur du son, le costumier ou encore le monteur. Souvent ceux-ci représentent les seuls destinataires de ces textes qui, de cette manière, ne sortent pas de l’étroite sphère professionnelle pour laquelle ils ont été rédigés. Les scénarios de Pasolini, cependant, ont su trouver un public amateur de « simples lecteurs ». S’il est vrai que, dans la plupart des cas, le scénario et l’écriture littéraire apparaissent comme deux pratiques dissociées, il arrive toutefois que l’une et l’autre se superposent et se confondent quand le scénariste est aussi écrivain [5].
Dans le cas de Pasolini, la réception de ses scénarios s’opère donc, comme pour les textes théâtraux, sur deux plans, un plan fonctionnel et un plan esthétique. Genette affirme l’importance de deux paramètres dans la relation artistique : le producteur d’une part (à ne pas confondre, évidemment, avec le producteur cinématographique) et le récepteur de l’autre. Pour créer un objet artistique, le producteur devrait accompagner son geste créateur d’une « intention esthétique » orientée totalement vers l’appréciation d’un récepteur conscient de cette intention [6]. L’auteur d’un scénario devrait donc envisager celui-ci comme un objet à soumettre au jugement esthétique de lecteurs potentiels indépendants de la réalisation du film. Les lecteurs, pour pouvoir considérer un scénario comme de la littérature, devraient le ressentir comme tel et être conscients que cette sensation de « lire de la littérature » a été recherchée et voulue par l’auteur. Ce type de collaboration entre l’auteur (le producteur) et le lecteur (le récepteur) a d’ailleurs été soulignée par Pasolini lui-même qui, dans le cas de la lecture d’un scénario, va jusqu’à considérer cette collaboration plus importante encore que celle que présuppose la lecture d’un roman [7]. Il invite en effet à une réception active, participative de ses écrits cinématographiques. Le lecteur, non seulement doit accepter le texte tel qu’il se présente à lui, mais doit en outre faire l’effort de lui « prêter un accomplissement visuel qu’il n’a pas mais auquel il fait allusion » (« prestare al testo una compiutezza visiva che esso non ha, ma a cui allude » [8]). La collaboration auteur-lecteur autour du texte est donc cimentée par un pacte de lecture particulièrement astreignant. Entre l’auteur et le lecteur, évidemment, il ne faut pas oublier qu’il y a le texte, détenteur à son tour de ses propres vérités en ce qui concerne les questions d’ordre esthétique et littéraire. A contre-courant de cette tendance qui proclame « la mort de l’auteur » au profit d’un texte complètement autonome, nous osons affirmer ici que la littérature est le résultat d’un ensemble de facteurs dont ne peut être exclu l’écrivain – ni d’ailleurs le lecteur non professionnel.
[1] P. P. Pasolini, « La sceneggiatura come "struttura che vuole essere altra struttura" », Empirismo eretico, Milano, Garzanti, 2007 [1972], pp. 188-197.
[2] L. Aimeri, Manuale di sceneggiatura cinematografica, Torino, Utet, 1998.
[3] Ibid., p. 18 (« Sceneggiare significa inventare una storia, articolarla e organizzarla in un racconto, e suggerire, di quest’ultimo, il discorso filmico attraverso lo stile di scrittura »).
[4] Ibid., p. 10.
[5] Comme disait Michel Foucault : « […] le fait, pour un discours d’avoir un nom d’auteur, le fait que l’on puisse dire "ceci a été écrit par un tel », ou « un tel en est l’auteur", indique que ce discours n’est pas une parole quotidienne indifférente (…) mais une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut » (dans « Qu’est-ce qu’un auteur ? », Bulletin de la Société française de Philosophie, juillet-septembre 1969).
[6] G. Genette, L’Œuvre de l’art. La relation esthétique, Paris, Seuil, 1997.
[7] Voir P. P. Pasolini, « La sceneggiatura come "struttura che vuole essere altra struttura" », art. cit., p. 190.
[8] Ibid.