Entretien avec Jean-Pierre Mourey :
de L’Invention de Morel au Cavalier suédois
- Emilie Delafosse
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Fig. 9. J.-P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007
Fig. 10. J.-P. Mourey, L’Invention
de Morel, 2007
Fig. 11. J.-P. Mourey, Le Cavalier suédois, 2013
E. D. – Au-delà d’une définition de la bande dessinée comme système narratif alliant texte et dessin, vous expliquez qu’il vous semble « qu’une grande partie du sens d’une bande dessinée provient de ce qui se joue “entre” les images », et que la machine de Morel constitue un « formidable sujet pour explorer tous ces aspects ». L’un des résultats de cette exploration est la mécanique narrative complexe et efficace élaborée dans l’adaptation du roman de Bioy : un grand nombre de cases de la deuxième partie du récit reprennent des images ou des séquences de la première partie, à l’identique ou modifiées. En quoi l’adaptation du Cavalier suédois peut-elle confirmer que l’essentiel du sens de la bande dessinée se joue entre les cases ?
J.-P. M. – Il me semble que ce qui définit principalement la bande dessinée est la notion de séquentialité. C’est l’articulation des images entre elles qui est opératoire, qui crée du sens.
Dans l’histoire de la bande dessinée, la forme courte (strip, page unique) est très importante. Avec Little Nemo in Slumberland, Winsor McCay, très tôt, explore les possibilités du médium. Chaque page peut se lire pour elle-même et, en même temps, dépend des autres pages, non seulement parce que, d’épisode en épisode, on retrouve les mêmes personnages, mais aussi parce qu’au fil des semaines, McCay crée des variantes, multipliant les trouvailles visuelles et narratives – au niveau de la mise en page, de l’usage de la couleur, etc… – et créant ainsi différents niveaux de lecture de la page.
Etant très influencé par la littérature (le roman) et le cinéma, j’ai été assez naturellement amené à travailler sur des formes longues. En adaptant L’Invention de Morel, je souhaitais que le principe, propre à la bande dessinée, d’articulation des images entre elles n’opère pas seulement de façon linéaire, mais permette des lectures multiples à l’échelle d’un récit d’une certaine ampleur. Ma préoccupation était également que les effets de mise en page n’agissent pas simplement pour eux-mêmes mais renvoient, fassent écho à d’autres séquences à des moments stratégiques de l’histoire. La machine de Morel fonctionne grâce à la force des marées et projette les images des anciens habitant de l’île selon un mouvement perpétuel, elle était donc un cadre parfait pour exploiter ces possibilités du langage de la bande dessinée. La bande dessinée possède la qualité très particulière de permettre au lecteur de contempler ensemble le début, le milieu et la fin d’une action, par le biais de la page et même de la double page, ce qui implique les possibilités d’anticipation et de rétroactivité dans la lecture. Cette idée de simultanéité, de coexistence du passé, du présent et du futur où le lecteur peut recomposer le temps de l’action qu’il contemple à son propre rythme me semblait concorder avec le fonctionnement de la machine de Morel et avec le dispositif narratif complexe mis en place par Bioy Casares dans son roman. Mon idée était d’étendre cette notion particulière de perception du temps propre à la page à l’échelle du livre tout entier ; on a donc, tout au long du récit, des images et même des séquences qui se répètent, générant la possibilité d’autres parcours de lecture, non linéaires (figs. 9 et 10). Il me semblait de surcroît très intéressant, au sein d’une histoire où le thème de la perception est fondamental, de jouer avec ce type particulier de perception que peut susciter la lecture d’une bande dessinée.
Avec Le Cavalier suédois, j’ai eu à nouveau affaire à une mécanique narrative particulièrement ingénieuse. L’aspect visuel en bande dessinée permet de créer des correspondances, des effets d’échos dans le récit d’une autre sorte que ceux produits par la littérature : c’était tout l’intérêt, dans Le Cavalier, d’ajouter un épilogue qui n’est pas dans le roman, de faire aussi revenir, au fil de la narration, certains motifs visuels, de mettre en parallèle certaines situations, de produire des effets de symétrie. Cela m’a permis de donner une forme spécifique à un thème fondamental de l’histoire : les destins croisés des personnages. Tous les personnages se retrouvent ou se croisent à nouveau à un moment ou à un autre du récit, ce qui donne donc lieu à des effets de correspondances entre certaines séquences, effets qui sont essentiellement opératoires grâce à la dimension visuelle de la bande dessinée (fig. 11). Dans cette logique, j’ai d’ailleurs été amené à inventer des scènes qui ne sont pas dans le roman : la réapparition du Baron Maléfice dans le dernier chapitre, la mort du véritable Christian Tornefeld au cours de la bataille de Poltava… Il était également important de conserver l’enchâssement du récit introduit par le prologue. Le prologue, d’une certaine manière, condense toute l’histoire en quelques cases ; l’agencement de ces cases permet de poser l’énigme qui va enclencher le récit. Dans la seconde partie du livre, on va retrouver ces cases replacées dans leur contexte et ainsi le lecteur peut recomposer le sens de l’histoire. C’est principalement par les dessins et les rapports qui se créent entre eux sur la globalité du récit que l’histoire peut se dénouer pour le lecteur. Lecteur qui d’ailleurs devance les personnages : il est en effet en mesure d’interpréter ce qu’il voit, ce que ne peuvent pas faire les personnages de la fillette et de l’épouse du cavalier suédois.
E. D. – Il est possible d’envisager votre adaptation de L’invention de Morel comme une sorte de réflexion en acte sur les mécanismes et le langage de la bande dessinée, voire comme une leçon de lecture de la bande dessinée. Cette dimension « méta-bédéique » me semble moins nette dans Le Cavalier suédois. Qu’en pensez-vous ?
J.-P. M. – L’Invention de Morel est un roman très singulier, je dirais même à part. Peu de romans peuvent offrir de telles possibilités d’exploration formelle d’un médium, et d’ailleurs, la dimension ludique dans le maniement de certains aspects du langage de la bande dessinée a été fondamentale pour la réalisation de ce projet d’adaptation. Une idée qui m’amusait et m’intéressait beaucoup était de traiter en bande dessinée un sujet touchant à la multiplication des images, la bande dessinée étant elle-même un moyen d’expression reposant sur la multiplicité des images, articulées, organisées au sein d’un dispositif séquentiel. De plus, à la dimension de répétition des images tout au long du récit que permettait l’histoire imaginée par Bioy s’ajoutait le fait que le livre serait tiré à plusieurs milliers d’exemplaires : ces différents niveaux de reproductibilité participaient, entre autres, à la réflexion sur les mécanismes propres à la bande dessinée que cette adaptation m’a permis de mener. D’une certaine manière, le dispositif narratif, avec ses différentes strates, tente de se fondre avec le fonctionnement de la machine de Morel. Il est donc très juste de voir cette adaptation comme "une sorte de réflexion en acte sur les mécanismes et le langage de la bande dessinée" (fig. 12). Pour autant, je ne suis pas si certain qu’on puisse y voir une leçon de lecture de la bande dessinée, car je n’avais aucune intention didactique en entreprenant ce projet. Il m’est impossible de séparer le travail de la forme dans L’Invention de Morel des multiples interprétations que propose le récit, de sa profonde dimension métaphysique et des nombreux thèmes qu’il laisse entrevoir : l’énigme du temps, de la finitude… Je ne peux envisager de borner la pratique de la bande dessinée à une mécanique, à un jeu de montage et de démontage des formes, si cela ne renvoie pas à une réflexion prenant en compte le contenu, le sens, qu’il s’agisse de restituer des expériences, des états de conscience ou la question d’être au monde. Il y a toujours les deux choses : le plaisir du travail de la forme et le sens auquel renvoie cette forme, ou le sens que revêt ce travail de la forme, ce qui revient au même.
Mon souhait n’est donc pas de cantonner mes projets à une dimension exclusivement "méta-bédéique", car il y a le risque de se retrouver dans une impasse artistique ; ma démarche consiste plutôt à mener une réflexion constante sur les possibilités de la bande dessinée en lien étroit avec les différents sujets que je me propose de traiter.
En adaptant Le Cavalier suédois, mon intention était de poursuivre certaines expériences narratives du livre précédent et, en même temps, de faire quelque chose de différent. Dans L’Invention de Morel, il y avait unité de lieu (l’île reflétant le livre, d’une certaine manière) et l’histoire se déroulait sur une durée assez courte. Dans Le Cavalier, au contraire, les personnages changent constamment de lieu, sillonnant l’Europe Centrale, dans un récit qui s’étend sur plusieurs années. J’ai donc pu employer des procédés narratifs que je n’avais pas encore utilisés. Par exemple, au début de l’histoire, à la rencontre des deux protagonistes dans une forêt de Silésie succède une conversation entre eux dans laquelle sont énoncées des informations capitales pour la suite du récit. Tandis que le dialogue se poursuit de cases en cases, les dessins, à un moment donné, anticipent l’action qui va suivre cette conversation (fig. 13). On a donc les textes qui sont au présent et les images au futur : cela crée entre texte et dessin un jeu temporel et un phénomène de condensation des informations qui permet d’économiser des scènes d’exposition qui pourraient être ennuyeuses. Cela permet également de révéler plus efficacement des traits de caractère des personnages : tandis que dans le dialogue, Tornefeld se targue de courage, les dessins le montrent trébuchant dans la neige et suppliant l’aide de son compagnon. L’histoire du Cavalier suédois reprend des éléments de la tradition du roman picaresque (l’ascension sociale du vagabond, les péripéties des différents personnages…), mais elle tisse également, par une habile construction narrative, un entrelacement complexe de trahisons, de créances ou de dettes liant, à différents niveaux, certains personnages entre eux. Il me semblait que cette notion d’entrecroisement, d’entrelacs des thèmes et des motifs correspondait assez bien à certains aspects du langage de la bande dessinée. La grande richesse de l’histoire imaginée par Leo Perutz permettait d’user d’effets de parallélisme et de symétrie entre certaines séquences, dans une narration en boucle, ces procédés s’efforçant d’épouser certaines questions métaphysiques que posent le récit et qui restent ouvertes, comme, entre autres, le double postulat du libre arbitre humain et de la soumission des personnages à une volonté omnisciente, ou encore l’énigme de l’identité, vacillante et insaisissable.
E. D. – Je suppose que vous avez un autre projet en cours… Pourriez-vous m’en dire quelques mots ? S’agit-il d’une nouvelle adaptation de roman ?
J.-P. M. – D’une certaine façon, L’Invention de Morel et Le Cavalier suédois forment une sorte de diptyque, un diptyque d’adaptations de récits à tonalité fantastique. Comme je n’aime pas me répéter, mes prochains projets ne seront pas des adaptations littéraires.
Il est toujours très difficile d’évoquer des travaux en gestation ou en cours, je peux seulement dire que je travaille actuellement à l’écriture, en parallèle, de deux projets personnels : l’un est une forme relativement courte, avoisinant les quarante pages ; le second, en revanche, est un travail de longue haleine. Dans ces deux projets, on devrait à nouveau retrouver, d’une façon ou d’une autre, des éléments fantastiques.