Entretien avec Jean-Pierre Mourey :
de L’Invention de Morel au Cavalier suédois
- Emilie Delafosse
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En 2007, l’auteur de bande dessinée Jean-Pierre Mourey (Luxeuil-les-Bains, 1970) signe l’adaptation de L’Invention de Morel, sans doute le plus célèbre roman de l’écrivain argentin Adolfo Bioy Casares [1]. Quatre ans plus tard, c’est à un autre classique qu’il s’attaque : Le Cavalier suédois, du Pragois Leo Perutz [2]. En les transposant vers le médium visuel, Mourey confirme la possibilité d’un dialogue entre les deux œuvres. De la mystérieuse île du Pacifique à la forêt de Silésie, des aventures du fugitif vénézuélien à celles du vagabond qui échappe à « l’enfer de l’évêque » en vivant la vie d’un autre, on retrouve une forme d’étrangeté, que l’auteur parvient à saisir pour la mettre en images et en séquences. Chez Mourey, quand la littérature rencontre la bande dessinée, l’hommage devient réinvention. Dans cet entretien consacré à ce qu’il envisage comme un « diptyque d’adaptations de récits à tonalité fantastique », l’auteur tisse des liens entre ses deux livres, dévoile les écarts qui les séparent, retrace l’évolution de l’un à l’autre en termes de représentation graphique, de structure narrative et de pratique du genre fantastique.
Emilie Delafosse – Après avoir adapté L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares en 2007, c’est au Cavalier suédois de Leo Perutz que vous vous êtes attaqué. Pourquoi ces deux œuvres ? Dans un entretien, vous évoquez L’Invention de Morel comme une lecture marquante. La lecture du Cavalier suédois vous a-t-elle aussi marqué, et si oui, en quoi ?
Jean-Pierre Mourey – Il m’est très difficile d’expliquer les raisons pour lesquelles je choisis d’adapter telle ou telle œuvre. Les conditions du choix d’adapter L’Invention de Morel, puis ensuite Le Cavalier suédois ont d’ailleurs été assez différentes.
Dès la première lecture du roman de Bioy Casares, j’ai entrevu tout ce que l’histoire recelait de possibilités pour une adaptation. Il se trouve que cette lecture a suscité en moi des interrogations, des réflexions qui recoupaient les réflexions mêmes, encore générales et un peu vagues, que j’avais, alors que j’étais étudiant, sur les possibilités et les ressources propres à la bande dessinée. Le roman m’avait de toute façon immédiatement fasciné tant, comme l’écrit Michel Lafon, par son ingénieuse construction fantastique que par sa thématique amoureuse. L’idée puis le projet d’adapter L’Invention de Morel se sont donc dessinés très tôt, et j’ai même réalisé, au cours de mes études à l’Ecole de l’Image d’Angoulême, trois ou quatre pages (extrêmement maladroites) illustrant le début du roman ainsi qu’un découpage graphique primitif d’environ 120 pages. J’ai dû ensuite laisser passer un peu de temps avant de reprendre sérieusement ce découpage très rudimentaire et me lancer véritablement dans le travail.
En terminant L’Invention de Morel m’est venue l’idée d’un projet dans lequel je pourrais réutiliser une gamme restreinte de couleurs, mais en les combinant différemment. J’avais déjà lu, de nombreuses années auparavant, Le Cavalier suédois, qui m’avait beaucoup séduit par l’originalité de son sujet et l’habileté de sa narration, sans penser pour autant à l’adapter. Au projet de nouvelles combinaisons des couleurs s’est ajoutée l’idée d’une narration se basant sur les quatre saisons et sur les quatre éléments : l’air, l’eau, la terre et le feu. Le souvenir de la lecture du Cavalier suédois s’est immédiatement associé à ces idées de narration, et la décision de l’adapter s’est alors prise très rapidement. J’ai débuté le travail de découpage immédiatement après la publication de L’Invention de Morel. Il y avait aussi l’envie toute simple de raconter et de dessiner un récit d’aventures, de recréer un contexte qui soit différent de celui du projet précédent, pour ne pas me répéter, pour explorer un nouvel univers : une histoire se déroulant dans le passé, avec de nombreux personnages, très mobiles dans l’espace et dans le temps. Un aspect de cette histoire qui m’intéressait également beaucoup était le statut du personnage principal. C’est un personnage auquel il est difficile de toujours s’identifier, dont on peut même, par moment, condamner les choix et les actes, mais que l’on peut aussi, d’autres fois, comprendre. Il est même possible, arrivé au terme de l’histoire, d’éprouver pour lui de la compassion. Toutes ces nuances du personnage m’intéressaient, reflétées dans les différentes métamorphoses qu’il subit au fil des quatre grands chapitres qui composent le récit : de simple vagabond dans la première partie de l’histoire, il devient ensuite un brigand masqué et inquiétant, puis un gentilhomme respecté, pour retourner au plus grand dépouillement dans la dernière partie.
Mon idée était donc de faire quelque chose de différent de la précédente adaptation, mais, en fin de compte, j’ai retrouvé le genre fantastique, ainsi que le thème du double.
E. D. – Comment définiriez-vous l’adaptation d’une œuvre littéraire en bande dessinée ? Est-ce une (re)lecture ? La prolongation d’une lecture ? Une recréation ? Autre chose ?
J.-P. M. – Je dirais que c’est une création à part entière basée sur un matériau littéraire dont la lecture initiale a été marquante.
E. D. – Dans le processus d’adaptation du Cavalier suédois, êtes-vous passé par les mêmes étapes qu’au moment de transposer L’Invention de Morel (coupes, recherche d’équivalences, réécriture de certains passages) ? En particulier, quelle a été l’ampleur du travail de prélèvement du texte original pour adapter Le Cavalier suédois ?
J.-P. M. – Concernant la structure du récit, chacune des deux adaptations a nécessité un travail spécifique.
Pour L’Invention de Morel, j’ai dû travailler très longtemps à dégager une structure équivalente, mais néanmoins singulière, à la construction extrêmement complexe du roman.
Pour Le Cavalier suédois, la structure était présente d’emblée puisque j’ai conservé la composition en quatre parties, plus un prologue. J’ai juste ajouté un épilogue qui n’est pas dans le roman.
Dans un cas comme dans l’autre, le travail de transposition, de recherche d’équivalences est considérable et je ne me prive pas de prendre certaines libertés avec le texte original, en remaniant ou même en inventant des scènes, cela à des fins d’économie et d’efficacité narratives. Ces modifications par rapport au récit original ont d’ailleurs peut-être été plus importantes avec Le Cavalier suédois. La relative linéarité de l’histoire permettait cela.
Avec L’Invention de Morel, c’est un peu le processus inverse : dans la deuxième moitié de l’histoire, la nécessité de bousculer la chronologie des images couplée au besoin de montrer ce qui est seulement suggéré dans le roman m’ont amené à inventer ou réécrire plusieurs séquences.
Dans les deux cas, il y a la nécessité de synthétiser, de condenser ou de réorganiser certains passages pour retrouver un rythme propre à la bande dessinée. Quant au prélèvement du texte original, je n’en garde que le strict nécessaire, l’essentiel devant passer par le dessin, par l’image.