Entretien avec Jean-Pierre Mourey :
de L’Invention de Morel au Cavalier suédois
- Emilie Delafosse
_______________________________
Fig. 6. J.-P. Mourey, L’Invention de Morel, 2007
E. D. Dans les deux adaptations, on retrouve une atmosphère d’étrangeté, une « tonalité » fantastique, notamment incarnée par des « spectres » les « images » dans L’Invention de Morel, le fantôme du meunier dans Le Cavalier suédois. Quels sont les procédés de mise en image auxquels vous avez eu recours pour montrer ces apparitions ?
J.-P. M. Les "spectres", dans L’Invention de Morel, sont omniprésents tout au long du récit ; le fantôme du Cavalier suédois n’apparaît que sur quelques pages, au début et à la fin de l’histoire. Cela implique donc des traitements différents d’une histoire à l’autre.
Tout au long de L’Invention de Morel, il était nécessaire que les "spectres", qui sont des projections des images enregistrées des anciens habitants de l’île, et donc des reproductions parfaites, ne soient pas différents du protagoniste principal. Celui-ci de surcroît (et le lecteur avec lui), ne connaît pas la nature de ces estivants qui parcourent l’île. Il n’y a donc pas d’écart, sur le plan graphique, entre lui et ces personnages étranges qu’il nomme "les intrus", et ce n’est qu’au cours de la seconde partie du récit qu’il comprend qu’ils sont des simulacres, des "fantômes artificiels". Comme la machine de Morel projette les images grâce à l’énergie des marées, la semaine enregistrée des anciens habitants de l’île se répète indéfiniment ; c’est donc par le biais de la répétition d’images et même de scènes entières, à l’identique, que se révèle ce statut de "fantômes", de "spectres" des personnages (fig. 6). Cet aspect les différencie radicalement du narrateur qui, lui, est réel, quoique, très vite dans le récit, lui-même se trouve pris, à son insu, dans le dispositif de la répétition, revenant dans les mêmes lieux, réitérant les mêmes comportements (se cacher, observer, fuir…), mais toutefois dans des postures toujours différentes. C’est donc par ce double statut de la notion de répétition que j’ai pu travailler à la représentation des fantômes de l’île de Morel. Je trouvais aussi intéressant et amusant de "représenter" des fantômes (qui sont donc des images enregistrées et projetées) par le biais de la part invisible du médium bande dessinée : c’est à dire ce qui se passe entre les cases, les rapports, les articulations multiples que les cases entretiennent entre elles, au-delà du simple déroulement chronologique, mais plutôt à l’échelle du récit et même du livre dans sa totalité.
Dans Le Cavalier suédois, le fantôme du meunier est l’élément surnaturel qui donne à cette histoire sa tonalité fantastique. Ses apparitions et disparitions peuvent être brutales et les personnages qui ont affaire à lui comprennent assez rapidement sa nature. Par conséquent, son traitement graphique devait être différent de celui des autres protagonistes, par le biais de la couleur, notamment ; parfois, on le voit aussi disparaître, comme se fondant dans le décor, par un jeu graphique de transparences (fig. 7). Il est par ailleurs doté d’attributs spécifiques qui le différencient des personnages réels : il a le don d’ubiquité, aspect qui n’est pas dans le roman de Leo Perutz et que j’ai imaginé parce que cela me permettait de créer des variantes aux itinéraires parallèles et même symétriques des deux personnages principaux. Cela donne donc des mises en page particulières ainsi que des effets d’échos dans le récit, échos qui d’ailleurs s’entrelacent à d’autres parallélismes, la narration étant un lacis ingénieux de parcours des différents personnages qui se rencontrent, se quittent, se croisent à nouveau, se retrouvent à différents moments de l’histoire. Le fantôme du meunier apparaît lorsque les deux protagonistes principaux, le vagabond et Tornefeld, se rencontrent la première fois, puis lorsqu’ils se retrouvent à la fin de l’histoire. D’une certaine manière, le fantôme peut tout autant être considéré comme une apparition que comme le fruit de l’imagination de ces deux personnages aux destins liés, reflétant leur mauvaise conscience et le pressentiment qu’ils ont de leur devenir.
E. D. D’après vous, le médium visuel qu’est la bande dessinée est-il propice au genre fantastique ?
J.-P. M. Je dois dire qu’un certain nombre de bandes dessinées dont la lecture a été marquante pour moi relèvent du genre fantastique, comme par exemple Mort Cinder d’Alberto Breccia et Héctor Oesterheld. Et si l’on élargit la notion de fantastique au merveilleux, la lecture, étant enfant, de la série Philémon de Fred m’a également beaucoup marqué, cette série jouant d’ailleurs souvent avec les codes de la bande dessinée.
Le genre fantastique offre certainement un terrain favorable à l’inventivité visuelle et narrative ; pour autant, je ne saurais pas dire si la bande dessiné est plus propice que d’autres moyens d’expression au genre fantastique. L’art de référence en matière de fantastique reste la littérature qui, dans ce genre, a inventé des personnages et des mythes universels dans lesquels le cinéma, la bande dessinée n’ont cessé et ne cessent encore de puiser.
E. D. A travers le motif de la substitution de l’identité, c’est le thème du double qui réapparaît dans Le Cavalier suédois. Pensez-vous que le langage de la bande dessinée se prête particulièrement au traitement de ce thème ?
J.-P. M. J’avais entrepris l’adaptation du Cavalier en pensant faire quelque chose de très différent de L’Invention, avec juste l’idée de structurer à nouveau le récit à partir d’une gamme restreinte de couleurs combinées entre elles. Ce n’est qu’en cours de réalisation que j’ai mesuré l’importance des thèmes communs aux deux récits. Dans les deux cas, on suit le parcours d’un personnage "sans nom" qui fuit la justice et qui tente de s’intégrer à un monde qui lui est à priori étranger. On retrouve également le thème de l’amour qui, à chaque fois, infléchit le destin du personnage principal. Il y avait aussi cette idée d’éléments qui restent hors-champ durant la quasi-totalité du récit mais qui pourtant jouent un rôle fondamental : la machine des souterrains de l’île de Morel et les lieux-clés dans le Cavalier, c’est-à-dire le moulin et surtout "l’enfer de l’évêque". Et enfin, il y avait le thème du double. Pour le reste, fort heureusement, les différences entre les deux histoires sont notables.
Dans Le Cavalier suédois, la construction du récit et certains effets de mise en page créent des parallélismes qui renvoient aux destins croisés des deux protagonistes principaux (fig. 8). Je considère toujours que le sens et la forme d’un récit graphique sont une seule et même chose et lorsque j’utilise les ressources formelles qu’offre la bande dessinée, c’est dans l’idée que cela peut apporter une plus grande densité à la narration et, peut-être, un surcroît de profondeur au récit. Je suis dans le même temps soucieux que ce travail de la forme ne s’affiche pas de façon trop ostentatoire et démonstrative.
Je ne saurais pas dire si la bande dessinée se prête plus particulièrement que d’autres moyens d’expression au traitement du thème du double. La bande dessinée, de toute façon, doit être capable d’aborder et de traiter tous les thèmes. Tous les arts, dès lors qu’ils relèvent de la représentation et de la narration, ont traité ce thème universel du double. En littérature, ce sont par exemple les œuvres de Dostoïevski ou de Nabokov ; au cinéma, on retrouve le thème du double ainsi que le motif de la symétrie dans les films de Stanley Kubrick. En bande dessinée, le thème du double est peut-être moins fréquent ; on le retrouve tout de même dans nombre d’albums de Bézian, ce qui est d’autant plus intéressant chez un auteur qui raconte le plus souvent des histoires de fantômes !
E. D. Les deux adaptations présentent une construction narrative en boucle : le dénouement et la postface (dans L’Invention de Morel), l’effet de symétrie entre le prologue et l’épilogue (dans Le Cavalier suédois) invitent à la relecture. Est-ce qu’il est important pour vous d’inviter le lecteur à de nouveaux parcours ?
J.-P. M. Dans les deux cas, une narration en boucle était nécessaire, et ma préoccupation était d’inviter à la relecture essentiellement par le biais des images plutôt que par le texte. Par exemple, l’épilogue du Cavalier suédois (qui n’est pas dans le roman) est muet ; ajouter ici du texte m’aurait semblé superflu et c’est donc par les dessins, qui font écho au prologue, que le lecteur est éventuellement incité à parcourir à nouveau l’histoire.
Jorge Luis Borges pensait que si un livre veut durer, il doit pouvoir se lire de plusieurs façons. Il parle également, dans un entretien, de la création de ses nouvelles qui s’établit souvent sur deux plans différents et néanmoins liés : le plan intellectuel et même mathématique, et le plan poétique. Inviter le lecteur à de nouveaux parcours est un premier pas vers cette idée d’une lecture qui se renouvellerait, vers l’idée d’une œuvre dont le sens n’est pas fixé une bonne fois pour toutes, d’une œuvre que l’on peut interpréter de différentes façons.