A propos des Brisées.
Sur la Route de la Soie, première étape
- Marik Froidefond
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Fig. 15. G. Titus-Carmel, Brisée n°1, 2009 (détail)
Fig. 16. G. Titus-Carmel, Brisée n°7, 2009 (détail)
Fig. 17. G. Titus-Carmel, Brisée n°10, 2010
Un thrène noir aux accents tristes et rauques aurait été moins violent. Car à force d’être rehaussé d’ornements et d’enluminures, à force de parader sous la souveraine splendeur des couleurs, l’édifice en gloire ne révèle que plus désespérément le manque sur lequel il s’érige, qui le socle et le navre. Ces paravents ouzbeks sont tressés d’obscur. Entre les rais engorgés de couleur et de lumière qui donnent à l’étendue sa touffeur et son lointain, et la ponctuent ici et là d’accents stridents, le fond noir paraît plus noir que noir. Ainsi dès la Peinture n°1, on croit voir sourdre, entre les brocarts d’ors, une glaise obscure qui suinte, comme l’eau calme et noire des origines (fig. 15). C’est que ce fastueux damas dont s’est recouvert le roi de ce monde inventé à la mesure de sa paume a gardé la même frémissante tiédeur que la dépouille de la bête, à peine tuée, dont se vêt le chasseur.
Et pourtant écrivant cela, on risque de taire l’essentiel. On risque de ne pas dire, ou de dire trop tard, qu’il ne s’agit de rien d’autre, dans les Brisées, que de peindre. C’est-à-dire d’interroger indéfiniment la peinture, au-delà de tout sujet, de tout motif, de toute fiction. Il y a sans aucun doute une fable au commencement, un prétexte et des circonstances sur lesquels s’est arrimée l’œuvre au moment où il était temps pour elle de sortir de l’indéfait des choses. La voix de Leroi-Gourhan, le texte sur Pierre Michon, l’écriture à peine achevée du petit recueil poétique des Brisées, etc., font partie du décorum. L’artiste n’occulte pas cette fable, il lui concède volontiers une part de l’histoire – s’il faut raconter une histoire. Mais là aussi, lorsqu’il évoque la contemporanéité entre toutes ces circonstances et la série de peintures qui commençait alors à prendre forme dans l’atelier, on peut se demander si ce n’est finalement pas une étoffe de plus jetée pudiquement sur ce qui, au centre, demeure tenu au silence.
Face aux œuvres d’ailleurs, la fable cesse. On sait qu’elles procèdent, lointainement, de l’empreinte de la main, on en devine encore ici et là le contour – mais ce n’est pas cela qu’on voit. On ne voit rien à proprement parler, rem nullam, aucune chose. Dans la continuité des Jungles, l’obstination avec laquelle le motif est répété le vide de son contenu. L’efficacité du procédé est d’ailleurs renforcée ici par la nature même du motif : en ce qu’elle dédouble, redouble et renverse, l’empreinte est à la fois puissance de reproduction et de déconstruction. Didi-Huberman a rappelé combien Duchamp avait été sensible à cette « valeur procédurale » de l’empreinte, moins intéressé par l’image que par « la division elle-même, le pli porteur de l’image », comme en témoigne son travail autour du Grand Verre. Si l’empreinte crée une doublure, une sorte de gangue dans laquelle la forme paraît provisoirement protégée par sa contre-forme (comme, assez ostensiblement, dans l’insert en bas à gauche de la Brisée n°7, fig. 16), la manière dont Titus-Carmel joue le plus souvent de cette forme et de sa contre-forme, de leur imbrication et de leur progressive confusion, sème le trouble. On ne sait plus ce que l’on regarde : est-ce la main, dont les index hérissés sont travaillés jusqu’à l’abstraction (comme, en leur temps, les livres de La Bibliothèque d’Urcée pouvaient devenir purs bâtons alignés dans la rigueur du plus extrême dessin) ? ou est-ce l’espace entre les doigts, cet écart lui-même saturé de dessin et de peinture qui en vient à rivaliser avec le motif princeps ? Ecart est l’anagramme parfaite de tracé, rappelons-nous. Comme dans le Coin de chasteté de Duchamp, les deux parties ne peuvent se désembrasser, l’emboîtement de la forme et de sa contre-forme est absolu. Cette intrication inextricable ruine ici la prétention figurale à laquelle la main, appliquée sur la toile, aurait pu aspirer. Si on ne distingue bientôt plus l’endroit de l’envers, le motif de ce qui le cerne et l’ornemente, le travail de défiguration en arrive parfois à un degré tel que la trace de la main se perd. C’est par exemple le cas dans la longue bande de gauche qui ganse la Peinture n°6. La trace de la main disparaît dans les traits, les hachures, au point qu’on en vienne à douter de son existence – de là à douter qu’il y eût un corps ici., dirait peut-être l’artiste, avec un sourire évasif. Jacques Derrida avait parlé, au temps du Pocket Size Tlingit Coffin, de « cadavérisation du paradigme ». De série en série, du nom (T. C.) à la main dont l’empreinte mortifie le sujet, la mise à mort se continue.
L’artiste ne se contente pas d’annuler la main en tressant ses contours avec ceux de son double, de son envers et de sa contre-forme (et en fait de tressage, voyons par exemple les lumineux inserts dans le rouge vineux de la Peinture n°10 (fig. 17), ou celui qui enflamme le froid camaïeu de gris en haut de la Peinture n°14 (fig. 18), autant de « petits pans de mur jaune » comme des fétus de paille torsés qui décentrent le regard). Titus-Carmel étend et radicalise le procédé : en démultipliant son geste, il sature la surface de l’œuvre jusqu’à épuiser l’empreinte d’elle-même, pour n’en faire qu’une forme pure, abstraite, qui se soustrait à l’histoire, c’est-à-dire non seulement au sujet, mais aussi au temps qui passe (fig. 19). Et devant ces peintures encore en train de sécher dans l’atelier, il commente :
Ces mains-là ne sont pas des mains qui prennent, ce ne sont pas des mains qui tiennent, ce ne sont pas des mains qui recueillent, ce ne sont pas des mains qui désignent, ce sont des formes de plus en plus abstraites, qui balisent, qui définissent, qui hérissent et qui meublent, qui épuisent et qui rompent, véritablement, la surface.
On est à nouveau dans le champ de la peinture où la main devient le blason d’un corps absent.
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Il est temps, ici, de faire une halte.
Au terme de cette première étape sur la Route de la Soie, à contempler le ciel toujours sauvage et ruisselant de lumière des quatorze grandes peintures des Brisées, on éprouve un certain vertige. On a le sentiment de se trouver face à des fragments découpés dans une surface idéale. Une surface sans limite et sans mesure, comme si l’œuvre ne devait jamais finir, ou qu’elle ne pouvait jamais finir, comme s’il n’y avait ni de début ni de fin, mais seulement ces rectangles tracés au cutter, rescapés d’une peinture infinie que l’artiste n’aurait de cesse de faire. C’est comme se trouver debout face à la mer un jour de grand vent.
Entre les quatorze premières peintures des Brisées et les collages, sanguines, fusains & gravures qui ont jalonné la suite de la Route de la Soie, Titus-Carmel a poursuivi l’écriture d’un livre de poésie intitulé Ressac (Obsidiane, 2012). Dans les quatrains des vingt Brisées poétiques déjà, en prélude aux peintures, le lexique maritime se mêlait à celui de la vénerie, c’est dire. Face à ce lointain crénelé, cette mer indifférente, régulière, « sans défaut », qui vient ravager le regard à longueur de temps, c’est comme si la même question était posée : celle de notre finitude, celle de la fugacité de notre corps, dont l’ombre portée nous fait estimer toute la précarité, et que la paroi blanche, à hauteur d’homme, permet aussi de mesurer. Compter et recompter « les coups qu’assènent les sœurs laiteuses » mourant à nos pieds, « l’épuisante houle des heures cognant au cœur », n’en fera pas taire le sourd ressac, mais dans l’intervalle, entre deux affalements de l’inapaisable rage, il reste peut-être encore de la place. De la place pour peindre, pour écrire, et continuer « d’offrir sans retour le poids de notre soupçon d’être au lointain qui tremble ».
« Cela s’appelle une leçon d’infini, dit-on ».