A propos des Brisées.
Sur la Route de la Soie, première étape
- Marik Froidefond
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Fig. 6. G. Titus-Carmel, Brisée n°14, 2010 (en cours
de réalisation)
Fig. 7. G. Titus-Carmel, Brisée n°13, 2010 (en cours
de réalisation)
Fig. 8. G. Titus-Carmel, Brisée n°2, 2009 (détail)
Fig. 9. G. Titus-Carmel, Brisée n°11, 2009 (en cours
de réalisation)
Alors c’est peut-être cela seul, cette traque, qui rapproche le travail du poète et celui de l’artiste, et les relie d’une manière souterraine, bien plus radicale que les prétendues passerelles entre les arts trop souvent invoquées lorsqu’on cherche à comprendre comment un artiste peut, aussi, être poète. Au-delà des manœuvres et du lexique qui les singularisent, l’exercice de l’écriture et celui de la peinture répondent chez Titus-Carmel d’un même élan, d’un « même sentiment d’être au bord du gouffre » : « derrière tout cela se tient un même être, qui régente ces deux voix au sein d’une ambition commune », souligne-t-il dans un texte sans compromis, intitulé « Retour d’écho », écrit à la demande de James Sacré pour la revue Triages. Il le répète devant les Brisées : « Quand j’écris, j’écris. Quand je peins, je ne suis pas le peintre qui écrit, je ne suis pas le poète qui continue à peindre. (…) Mais s’il doit y avoir je ne sais quel labyrinthe, je ne sais quel rapport entre la peinture et l’écriture, il pourrait y avoir cela : cette disposition naturelle qui est la mienne à travailler dans la suite, la série, (…) cette façon de sans cesse venir et revenir sur le métier, faire avouer à cette image ce qu’elle signifie. Elle ne signifie rien en elle-même ». Elle ne signifie rien d’autre qu’elle-même, rien d’autre que le pur geste qui la fait advenir sur la surface interrogée pour elle-même, en dehors de toute référence à un motif, à une fiction, à une histoire. Titus-Carmel a toujours maintenu cette haute posture face à l’œuvre, la plus exigeante et la seule qui importe. A propos des Brisées, il souligne que ce qui l’intéresse dans ce travail qui vient après les Feuillées, les Jungles et La Bibliothèque d’Urcée (mais on pourrait remonter la généalogie plus loin), c’est « comment un espace qui est interrogé par la peinture peut se rendre. Se rendre à la raison de la peinture, qui lui fait rendre gorge en le saturant, en le poussant à ses dernières extrémités. Il n’y a plus le sujet – il n’y a plus la main, il n’y a plus le livre, la page, etc. –, il n’y a plus qu’un geste simple qui se résume à lui-même, qui donne la possibilité à la peinture d’être son propre champ. Je dirais aussi son propre chant ». Ce qui fascine dans les Brisées, avec peut-être plus d’intensité encore que dans les séries précédentes, c’est que pour en arriver à cette abstraction, à cette disparition du motif subsumé par la peinture elle-même, il aura fallu en passer par son exacerbation, son exaltation, par la sursaturation de l’ornement par l’ornement lui-même.
Alors reprenons.
A l’origine, l’empreinte. C’est-à-dire ce qui procède du plus concret et du plus archaïque. Une « survivance », selon Leroi-Gourhan, plus qu’une technique ou un savoir-faire. Mais avant tout un contact : déposer sur une surface vierge la trace de la concrétude d’un corps (fig. 6). Il y a dans ce geste initial quelque chose de fougueux – une violence et une grâce que la peinture recueille sur sa peau primitive. Les conditions particulières qui ont entouré la création des cinq dernières peintures de la série des Brisées nous permettent de voir ce qui est d’habitude caché : le premier « jus » dit le peintre ouvrant son atelier à la caméra de l’ami, c’est-à-dire le premier épiderme, vulnérable mais déjà vibrionnant, de ces œuvres (fig. 7).
Car ce n’est pas une simple empreinte – et quoi qu’en dise (ou feigne d’en dire) l’artiste, tous les motifs qui servent de point de départ, voire d’alibi, à une œuvre ne se valent pas. Ici : la main – ecce homo. Voici l’indice d’une présence, d’un Je. Mais cet indice procède d’un geste d’aveugle, comme celui de l’homme ancien qui, sur le point de tomber, aurait posé sa main trempée de boue sur la paroi humide d’une grotte et, se redressant, encore étourdi par son bref chancellement, se serait retrouvé face à cette preuve de lui-même. On comprend son étonnement – étonnement inaugural s’il en est, à la source de toute notre philosophie. « Je suis ici, peut-il maintenant proclamer, je ne rêve pas, je tâte mon ombre ; la dépouille de ma paume, couronnée de mes cinq doigts en pointillé, me le confirme : si je n’avais jusqu’alors nulle preuve d’avoir vécu, en voilà une, tangible et à ma taille ». Comme dans la petite fable qui ouvre le texte de Titus-Carmel écrit aux parages de La Grande Beune de Pierre Michon, ce sont les mots que pourrait prononcer cet homme, désormais conscient de lui-même, par ce simple geste d’avoir su donner un contour à sa main, c’est-à-dire à sa présence, dans l’obscurité de la caverne. La main avec ses doigts grands écartés ressemble à une fleur ouverte. Elle impose béant son présent, à la fois lourd de tous les passés (de tout ce qui est passé et désormais absent), mais plein aussi de tous les futurs, inscrits bien qu’illisibles, telles les lignes d’une main. Alors voici le paradoxe : cette empreinte est à la fois manifestation d’un être-là et marque d’absence. Trace d’une présence disparaissante dont la netteté du contour est à la mesure de la force de vie qui l’a fait advenir ici.
Dans la main, il y a cet aspect originel, cette sensualité primitive qui a inspiré à Leroi-Gourhan ses pages magnifiques sur le contact, mais il y a déjà aussi la promesse du dessin. Certes, cette aurore de la représentation qui caractérise la période préhistorique a quelque chose de fascinant. Titus-Carmel y est sensible, de même qu’il reconnaît cet attrait chez Pierre Michon, qui n’a de cesse, semble-t-il, que d’abandonner le visible pour rejoindre le ciel neuf d’avant les images, en espérant, dans l’obscurité de la grotte, parvenir à faire naître de ses mains la primitive image. Mais un autre halo d’ardeur se dégage aussi de la frise de mains qui recouvre la surface des Brisées de Titus-Carmel. A voir cette juxtaposition d’empreintes déroulée sur la toile – une main puis l’autre, et puis à l’envers, en quinconce, redoublée, ici plus épaisse, ailleurs lacunaire (fig. 8) –, on devine que quelque chose, dans ce rythme et cette scansion, est en train de s’écrire. On devine qu’empreindre sa main, pour Titus-Carmel, ce n’est déjà plus être dans la non-œuvre absolue, mais c’est laisser entrevoir que dans la trace il y a le trait. C’est ce qu’ont cru comprendre les préhistoriens face aux mystérieuses « baguettes de chasse », ces fragments d’os marqués d’incisions régulières (signe, selon Leroi-Gourhan, que l’homme maîtrisait alors déjà la figuration du rythme), et face aux tracés digitaux omniprésents sur les murs des cavernes. « Comprendre » est peut-être déjà trop car les empreintes de mains sur les parois des cavernes n’ont pas révélé leur fonction ni leur sens exacts : « nous ne savons toujours pas ce qu’elles représentent. En revanche, ce qu’elles présentent nous est donné à voir », remarque Didi-Huberman dans La Ressemblance par contact. C’est dire si l’empreinte n’est pas un geste rudimentaire, si l’on entend par « rudimentaire » : brut, grossier, non travaillé. « Elle travaille hautement et pleinement », quand bien même son heuristique nous est inaccessible. Nous serions tentés de dire de même face aux premières peaux giflées des Brisées. Nous avons l’intuition que quelque chose est là, qui se prépare, qui travaille intensément à ce qui va advenir, mais dont le secret reste hors d’atteinte, comme retiré en soi (fig. 9).
Quelque chose en train de s’écrire, disions-nous. « Ecrire, jadis, dans les premiers empires néolithiques, arracha l’humanité préhistorique aux mondes onirique et imaginaire. L’humanité prégénérique était ensevelie dans ses grottes à images comme dans ses rêves » remarque Pascal Quignard dans Les Ombres errantes. Alors oui, face à ces lignes de mains, on a comme le sentiment d’assister à la naissance frémissante de l’écriture. Partagée entre la pure trace, simple témoin d’elle-même sans prétention à représenter ni à signifier, et l’ébauche d’un trait qui se prend à espérer, dans son alternance, son articulation et son rapport avec ceux qui l’entourent, on ne sait quel au-delà du signe, la surface empreinte semble au bord du vacillement. Elle semble accueillir en elle autant la charge sensible et nue de l’empreinte, la violence souterraine dont elle procède, que ce qui en elle pourrait vouloir composer du sens. C’est ce compromis qui frappe, qui dérange et interroge les esprits étourdis de cartésianisme que nous sommes toujours un peu.