A propos des Brisées.
Sur la Route de la Soie, première étape
- Marik Froidefond
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Fig. 10. G. Titus-Carmel, Brisée n°2, 2009 (détail)
Fig. 11. G. Titus-Carmel, Brisée n°13, 2010
Fig. 12. G. Titus-Carmel, Brisée n°6, 2009
On se rappelle comment Max Ernst, avec la technique du frottage, avait poussé l’œuvre, et celui qui l’observe, au même point de basculement. Posant une feuille de papier sur une surface non plane (une pièce de monnaie par exemple, ou du bois rainuré), et passant sur elle crayon ou fusain, il s’agissait, avec cette technique, de laisser apparaître des figures imaginaires et aléatoires. Alerté par ce travail sur l’effigie, Breton ne s’y était pas trompé : il avait perçu ce qui, dans ce nouveau procédé, portait les germes d’une intense réflexion critique sur l’art. Ici dans les Brisées, on pourrait dire que l’artiste frappe le tableau à l’effigie de lui-même. La technique de l’empreinte diffère du frottage, mais comme chez Max Ernst, elle joue de la disparition et du retour de l’objet. L’objet revenant, le fantôme d’objet qui revient – et ici cet objet n’est rien de moins que la main de l’artiste – vient inquiéter le dessin, qui se prolonge par des hachures et des jeux d’ombre suggérant relief, espace et profondeur (fig. 10). Selon Max Ernst, l’objet revenant est cet élément perturbateur que recèle chaque image et qui vient brouiller la lisibilité de la dimension figurative. C’est bien la représentation qui est dès lors mise en question. L’effigie ne relève plus de la représentation, elle est de l’ordre de l’indice. Alors même que sa vérité paraît garantie par le contact avec le référent, elle reste énigmatique. C’est une vérité négative, troublante. Les frottages de Max Ernst suivent chronologiquement ses expériences de l’écriture automatique : « frappé par l’obsession » qu’exerçaient sur son « regard irrité » les rainures d’un plancher délavé, il aurait cherché à « interroger le symbolisme de cette obsession ». Paradoxalement, il recouvre pour cela le plancher d’une feuille de papier : il le relègue ainsi à l’obscurité, le perd de vue, et s’avance vers lui comme les paupières closes. Le geste de retourner la main pour appliquer la paume contre la toile n’est pas si différent. Comme le frottage, le procédé de l’empreinte est une approche par le toucher, une approche « en aveugle », à la fois opératoire et indéterminée. La forme n’est en effet jamais rigoureusement « pré-visible », mais toujours problématique, inattendue, instable, ouverte, pour reprendre les mots de Didi-Huberman. La trace qui apparaît et se découvre au regard stimule alors l’interprétation, elle redouble la demande de sens exacerbée par la distance que le toucher a introduite entre l’objet et ce qui reste de lui sur la surface maintenant imprimée. Merleau-Ponty, dans Le visible et l’invisible, insistait sur le lien entre toucher et voir, suggérant que voir ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une expérience du toucher : « il faut nous habituer à ce que tout visible est taillé dans le tangible (…) et qu’il y a empiètement, enjambement (…) entre le tangible et le visible ». Les Brisées, en procédant de l’empreinte, nous confrontent à l’évidence de cet empiètement et à la nouvelle forme de regard qu’il exige.
Face à ces œuvres en effet, le regard s’exacerbe – il s’irrite, dirait Max Ernst. Cette irritation résulte non seulement du rapport au toucher avec lequel le regard doit ici composer, du vacillement entre trace et trait qui s’insinue et inquiète la toile, mais aussi de ce qui l’embrase : la revenance intermittente de l’objet primitif perdu, hâve et insistant, et sa démultiplication sans fin. Un feston de mains est apparu sur la surface vierge, disions-nous, et puis bientôt une fresque, telle une litre funéraire, puis un pan de mur, et enfin la paroi entière a été recouverte (fig. 11). Maintenant les strates se superposent ; l’artiste continue de travailler ; la série s’étend. Pourquoi une telle obstination ? Pourquoi cette répétition fiévreuse, cette régularité oppressante et presque affolée ? S’agit-il, pour l’artiste, de nourrir la trace trop faible ? S’agit-il au contraire de l’effacer ?
Une fois dressée, en horde, l’effigie nous contemple dans tout l’effroi et la beauté énigmatique de sa présence.
Pourtant en recommençant à l’infini ce geste sur la toile, l’artiste semble n’avoir eu de cesse que d’en cacher la trace, de cacher ce que l’empreinte, pauvre et lumineuse, révèle. Appelons cela le trébuchement, pour rester dans la fable – le fait d’avoir glissé « un jour près du mur et marqué de l’empreinte d’une main boueuse l’effort qu’il a fallu faire pour se relever », comme le résume Titus-Carmel au seuil de son texte sur La Grande Beune. Dans les Brisées, ce vide douloureux imprimé sur la surface se dissimule autant que faire se peut sous l’entrelacement, l’emmêlement et la superposition des phalangines. Recouvrir ce qu’on sait indélébile. A force d’enchevêtrer les traits, d’en rendre le labyrinthe toujours plus dense et plus serré, les lignes en effet se brouillent, le motif de départ disparaît dans les branchages et la sève des couleurs (fig. 12). Ces strates de mains ressemblent à autant de monceaux de terre et d’âges rejetés sur le maigre vestige d’un temps primordial, d’un arrière-temps présent là, mais que la pudeur aurait ramenés au secret. Se tenir loin des regards, dans l’infinie solitude – y aurait-il autre gloire permise à l’existence de peu ? (On repense aussi au contour parfait du crapaud imprimé dans l’allée, à son mince liseré noir offert juste un bref instant au regard avant qu’il ne cède à la férule des pas et des saisons. Mêlé à la tourbe, on sait qu’il est là, blason pur et intouchable en ce point précis du paysage et de nos mémoires).
Alors les empreintes se multiplient. Elles redoublent et prolifèrent jusqu’à composer un lourd damas. Et au fur et à mesure que les brocarts se tissent, la fiction s’invente. Elle s’enrichit, s’épaissit et se divise jusqu’à nous perdre dans l’écheveau de ses routes imaginaires – Samarkand ? Cuzco ? Puca Pucara ? Où sommes-nous ? La caverne sombre est bien loin. La tristesse morne et méprisée de l’enfance aussi. Plus le travail avance, plus la légende historiée gagne en splendeur et se peuple d’images lointaines, pleines d’ors, de plumes, d’aigles en chevrons et de pourpre (fig. 13), dont le palimpseste rêvé recouvre ce qui s’effondre au centre. Ce vide ténébreux, l’absence originelle qu’il faut bien orner. « On disait de Hiéron de Syracuse : Il ne lui manque, pour être roi, que le royaume » rappelle Pascal Quignard dans Les Ombres errantes. Alors le grand flamboiement des Brisées, ce serait comme un royaume bâti sur la douleur. Une manière d’incendier le perdu, de cette belle « couleur jaune » que Breton reconnaissait dans le Salammbô de Flaubert, et dont on perçoit aussi les éblouissants reflets sur les harnachements et les caparaçons de La Mort de Sardanapale de Delacroix.
Il n’est pas sûr cependant que tout cet or ramené à la surface des Brisées soit une parure brodée jetée sur le vide, plutôt qu’une remontée de lumière conquise de l’en-dedans. « Ecorce » vient du latin impérial scortea qui signifie « manteau de peau », mais le latin classique a produit une distinction précieuse, que rappelle Didi-Huberman dans son dernier essai, entre l’épiderme ou cortex, qui désigne la partie de l’arbre immédiatement offerte à l’extérieur, et liber, le derme si l’on veut, qui renvoie à la partie de l’écorce qui adhère au tronc. Cette précision aide à comprendre que l’écorce puisse porter trace à la fois des scarifications et découpes infligées du dehors, et de la mémoire des chairs enfouies dans l’obscur et dérobées au regard. Aussi dans ces Brisées, les trames veinées qui chatoient semblent-elles innervées d’une sève qui les parcourt dans toute l’épaisseur des strates amoncelées, depuis leur plus profond sous-sol. Ce que l’on voit, l’ultime couche du cortex qui s’offre resplendissante à nos fronts et présente l’idéale conjugaison de couleurs et d’accents – celle qui correspond à sa juste nécessité – semble nourrie de la somme des hésitations et des remords un à un recouverts, grattés, repris. Peut-être le long travail du peintre, fait de successifs recouvrements, rééquilibrages et ajustements dont le patient bâti compose l’histoire de chaque peinture, est-il en effet ici autant affaire de forage, de fouille et d’extraction, que de superposition et d’ajout. Face à ces surfaces surchargées, saturées de couleur et de dessin, on a l’impression que Titus-Carmel, pour en faire jaillir la lumière est allé la puiser loin, qu’il a dû creuser, se frayer un chemin dans l’épaisseur pour l’extraire de l’obscurité et la faire remonter, toute palpitante, des entrailles où elle se terre. On pense ici aux pages pénétrantes que l’artiste a consacrées à Eugène Leroy, aux prises lui-même avec un défi par certains égards comparable. « C’est comme peindre à l’intérieur de la peinture, en parcourir le corps obscur, la visiter jusqu’en ses tréfonds » remarque Titus-Carmel. « Ainsi la creusant, la peinture, elle aussi, s’alourdit et gagne en épaisseur. Poids des remords, poids des heures passées à peindre, à gratter, à reprendre, à confondre ». Mais au bout de cette creusée, après tant d’efforts et de sollicitation, la peinture, semble-t-il, cède. Cela, ne pourrait-on pas le dire aussi des quatorze premières Brisées ? Débusquée en son for le plus intime et le plus grave, la peinture se rend, « elle restitue dans son éclat tout ce dont elle a été nourrie, jusqu’à l’engorgement », et libère la lumière de la contrée la plus profonde, « là où elle vibre encore, comme prisonnière sous la couleur que le peintre dépose pour la délivrer ». L’œuvre de Titus-Carmel ne ressemble pas à celle d’Eugène Leroy, loin s’en faut. Et pourtant, une certaine posture face à l’effondrante question que pose la peinture, un certain air de famille dans la démarche adoptée pour y répondre – faut-il parler de francité ? –, les rapproche. L’un comme l’autre font partie, et ils sont rares, de ceux qui partis à la rencontre de la lumière « pour la remonter au jour parviennent à la ranimer et à la maintenir pure devant le regard ». C’est ce qui arrive dans les Brisées : elle irradie, elle inonde de toute la clarté coruscante de sa mémoire sans âge (fig. 14).