Renart personnage animé
- Aurélie Barre
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Figs. 24a à d. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Figs. 25a à f. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Figs. 26a à i. Le Roman de Renart, ms. I,
XIVe siècle
La répétition des portes, des entrées et des sorties, selon de multiples modalités, les tentatives pour repousser les frontières du cadre, tous ces éléments métaphorisent la circulation des personnages, la dynamique qui les habite. L’image, qui aurait pu apparaître comme un contresens, figeant les personnages, s’anime en captant l’énergie de leurs déplacements. Elle parvient même à saisir en quelques traits schématiques ce mouvement qui fonde essentiellement le personnage fuyant qu’est Renart (figs. 22a, b et c ) : le goupil y est presque toujours dans une posture oblique. Debout, mais de biais, il tend les pattes devant lui. L’inclinaison vers l’avant fonctionne comme le levier qui sort l’image de son inertie pour la rendre dynamique ; les mains tendues – celles de Renart ou d’autres personnages – figurent la quête et la capture, amoureuse ou alimentaire ; elles annoncent aussi les ruses du langage avec leur part de violence : toute rencontre avec l’autre, dans le Roman de Renart, donne lieu à un bon tour. Renart dupe son adversaire ou son compagnon de voyage en l’abusant de ses couleurs de rhétorique.
Ce premier procédé d’animation est amplifié par la technique iconographique qui lie les vignettes entre elles : la successivité des images est construite selon une trame mémorielle : très stéréotypés, archétypiques, les dessins du chat, du renard ou du lion s’impriment sur notre rétine comme des repères. Leur silhouette est identifiable au premier coup d’œil : le chat nous fait face ; le lion est assis sur un trône, il porte une couronne et sa gueule est le plus souvent ouverte. Les miniatures créent donc ce que Liliane Louvel nomme une iconorythmie [33] : les images, qui se succèdent selon un rythme soutenu, se ressemblent mais ne sont jamais superposables. Au raidissement des silhouettes, s’ajoute un code de couleur qui relaie l’identification formelle : le renard est brun ; comme le mouton, le chat est blanc ; tacheté, il devient léopard… Ces deux imaginaires mémoriels, celui de la forme et celui de la couleur, permettent ensemble de penser un processus cinématographique qui s’articule avec la syncope des images et leur répétitivité (figs. 23a à d ).
Dans plusieurs feuillets du manuscrit I, si l’on fait abstraction du texte, la cadence soutenue des vignettes et leur stéréotypie produisent l’effet d’un flip-book. Dans les folios consacrés aux « Vêpres de Tibert » (figs. 24a à d), l’enlumineur élabore un invariant : le goupil, deux cloches. Renart tient dans sa main une corde. L’image suivante conserve les deux cloches et le goupil, dans une position presque similaire. Mais la corde a servi : Tibert est sur le point d’être pendu, ses pattes reposent à peine sur une petite estrade bleue. L’image suivante fait légèrement varier encore la scène tout en conservant des constantes : la posture de Renart est toujours la même, une cloche reste, l’autre a disparu, Tibert est suspendu dans le vide. Enfin, la dernière vignette montre Renart, la posture est identique mais l’orientation est inversée : il tourne le dos au chat qu’il abandonne à son triste sort ; Tibert est pendu, dans la même position que sur l’image précédente. L’alternance du cadre, tantôt rouge, tantôt bleu, rythme le déroulement des images.
Le procédé est identique dans cet autre exemple de « Renart et Liétart », au moment où l’âne propose à son maître de faire le mort devant la demeure de Renart et d’Hermeline pour les duper (figs. 25a à f). La technique d’animation repose à nouveau sur des invariants qui construisent une image mémorielle et sur des variations imprimant à l’image mentale son mouvement. Dans « Les Vêpres de Tibert comme dans « Renart et Liétart », l’animation ne s’étend que sur quelques images ; dans le « Duel judicaire », le cas est tout à fait singulier : cette fois, la scène se déroule plus amplement : neuf vignettes rythment le duel qui oppose Renart et Isengrin. Leurs mouvements syncopés paraissent mécaniques mais la sérialité des images emporte les corps dans un combat animé (figs. 26a à i).
Les images du manuscrit I sont pour l’essentiel des coupes, plus que des poses. Mais, sur le premier feuillet, l’image liminaire combine les deux principes de l’image : elle les figure métaphoriquement. Au seuil du texte, la miniature annonce les aventures de Renart et en particulier son jugement : on le voit, Renart se présente devant Noble pour répondre des accusations portées contre lui, par Isengrin, par Chantecler ou par les autres barons de la cour. Si elle programme le texte, à la façon des miniatures des manuscrits O et D, elle détaille aussi le principe de fabrication et d’animation des images qui accompagnent les personnages dans leurs aventures (fig. 27). En bas de la miniature, trois quadrupèdes difficilement identifiables (cheval, âne, bœuf ?) avancent l’un derrière l’autre. Leur déplacement conduit ensuite le regard à droite de l’image : deux animaux, dont le bœuf avec ses cornes, passent sous la grande porte du château pour faire leur entrée à la cour. Le regard progresse et passe sous une deuxième porte. Deux animaux – une nouvelle fois le bœuf –, dressés cette fois sur leurs pattes arrières, font face au roi.
L’enluminure-seuil annonce les multiples ouvertures et passages ; le mouvement circulaire des animaux bouleverse la forme rectangulaire ; la queue du bœuf déborde du cadre, dont la façade du château dessine le bord extérieur droit. Comme une manicule, elle désigne le texte qui suit. Enfin, l’image semble dire que le Roman de Renart est tout entier présent dans ces bêtes dressées à la façon des hommes auxquels elles empruntent leurs postures et leurs coutumes mais qui restent des bêtes. L’image définit ainsi la parodie dans Le Roman de Renart comme une transformation incomplète – le Roman de Renart repose en grande partie sur l’alternance constante entre anthropomorphisme et zoomorphisme – dans laquelle l’origine reste sensible, comme une transformation en train de s’accomplir.
Les images parviennent ainsi à saisir exactement l’essence du personnage ; malgré leur fixité ou grâce à cette fixité animée, elles sont exactement à même de dire la nature des personnages du Roman de Renart et plus précisément de son héros rusé et insaisissable. Elles définissent aussi le récit renardien comme une poïesis, une œuvre en train de se faire, toujours se faisant dans la relance perpétuelle des aventures du goupil. Mais au tournant du XIIIe siècle, la veine renardienne prend une nouvelle direction dont la dernière enluminure de Renart le nouvel peut constituer l’expression iconique. Dans les deux branches inventées par Jacquemart Gielée, Renart devient un personnage de plus en plus emblématique. Désormais, Renart est une figure déterminée, dont le sens n’est plus fuyant mais au contraire tout à fait clair : il est le mal, l’hypocrisie, les ordres mendiants. L’enluminure pleine page qui clôt tous les manuscrits [34] conservés impose Renart, figé, assis en majesté sur la roue que Fortune a bloquée selon l’accord conclu (fig. 28). A la fin de Renart le nouvel, cette roue qui ne tourne pas, signifie le dévoiement du personnage renardien : Renart n’est plus le héros en fuite de son roman, ce héros qui fait le mal, mais que les lecteurs retrouve avec joie. Perdre la capacité de mouvement et de fuite, c’est ainsi faire advenir une nouvelle figure littéraire, incarnation du mal, et renoncer au principe de plaisir.
Renart devient à la fin de Renart le nouvel une image figée dans un symbole au sens unique et sûr. La moralisation enferme le personnage dans une image (qui met fin au texte) ordonnée, idéologiquement transparente : le déviant, le transgressif, le marginal, le fuyant, l’incertain subissent le « grand renferment » disciplinaire de l’image. Car si l’image peut soutenir la liberté, par sa mouvance, sa ductilité, elle peut aussi l’entraver en figeant le monde dans un ordre immuable et contraignant : Renard est « arrêté ».
[33] Sur la notion d’iconorythmie, voir L. Louvel, Texte/Image. Images à lire, textes à voir, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2002, pp. 242-247.
[34] Quatre manuscrits de Renart le nouvel ont été conservés. Tous sont à la BnF : fr. 372 (C), fr. 1581 (L), fr. 1593 (F) et fr. 25 566 (V). Le manuscrit V a fait l’objet d’une édition critique : H. Roussel, Renart le nouvel par Jacquemart Gielée publié d’après le manuscrit de la Vallière (B. N. fr. 25 566), Paris, Editions A. & J. Picard & Cie, 1961.