Renart personnage animé [*]
- Aurélie Barre
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Fig. 1. Aventures de Maître Renard, 1920


Fig. 2. E.-J. Marey, Saut d’un homme, 1886


Fig. 3. L. et I. Starewitch, Le Roman de Renard, 1937

      Les différentes branches du Roman de Renart fabriquent un personnage en fuite, insaisissable, alors qu’il est sans cesse poursuivi. Fait prisonnier, menacé par le gibet, il déjoue cette corde, la hart, par son art [1] ; baron révolté, il se tient aux marges de la société chevaleresque de Noble qu’il refuse de rejoindre [2]. Renart est ainsi difficile à attraper et à juger du point de vue de la diégèse. Ses multiples procès ne mènent en définitive à rien sinon à la fuite du condamné à mort. Mais Renart est aussi malaisé à interpréter pour la critique qu’il déroute : le personnage joue bien des tours et se montre volontiers cruel, il va même jusqu’à faire tuer Brun l’ours dans la branche qui l’oppose au vilain Liétart (branche XII [3]). Pour autant, le lecteur ne parvient pas à le condamner de façon ni définitive ni prolongée : Renart n’est pas exactement un antihéros, il n’incarne pas le mal : l’univers du Roman de Renart est celui de la renardie, non de la diabolie [4].
      La fuite constitue l’un des fondements du personnage sériel ; elle est intimement liée à la ruse qui ouvre ses multiples possibilités. L’ethos du goupil se construit alors dans le défilé de la narration et trouve sa plénitude dans la réitération de ses échappées, dans le déploiement incessant de nouvelles branches exploitant ses ruses à l’infini. Figeant le personnage dans une posture, les lettrines et les miniatures qui ornent certains manuscrits [5] semblent exactement à l’opposé du goupil : elles enferment l’animal dans le cadre dessiné par l’enluminure ou par linéaments de la lettre, elles interrompent sa course, empêchent le débordement et la fuite. En antithèse du personnage, les images retiennent apparemment un état pourtant essentiellement transitoire. Mais il s’agit là d’une pensée théorique de l’image. Car en réalité, en particulier dans le manuscrit I du Roman de Renart, les petites vignettes parviennent à capter les tensions du mouvement ; malléable et plastique, déformée par le personnage qui les habite, leur fixité est subvertie, selon différentes modalités. Renart, personnage animé – comme d’autres acteurs du Roman de Renart –, repousse les frontières, fait vaciller les bornes qui contraindraient ses déplacements.
      Dès le Moyen Age et ses enluminures, les images ont cette capacité d’animation : quelque chose en elles annonce la bande dessinée et même le cinéma, celui des Lumière ou d’Etienne-Jules Marey. Dans le plan, spatial et donc immobile, elles trouvent les moyens d’une animation : une tension pour sortir du plan lorsqu’elles débordent du cadre tracé par l’enlumineur (le mouvement est alors une potentialité), une succession de poses – d’instants saisis – dans un même cadre qui en fait des images-mouvement [6] (le mouvement est alors une illusion d’optique). Le rapprochement de l’enluminure et du cinéma peut paraître audacieux mais l’anachronisme est une démarche ; régressive, elle part de nos représentations présentes pour appréhender le passé. Au début de son cours au Collège de France consacré à la poésie comme récit dans la société médiévale, Michel Zink revendique un déplacement du présent vers le passé et qualifie ce trajet intellectuel d’impressionniste et d’anachronique. Sa démarche se fonde sur le plaisir subjectif et actuel de la lecture qui remonte vers le passé avec les émotions du présent. Au-delà de ce parti-pris critique, il me semble qu’il existe des processus dans la construction des images, des structures inconscientes, qui circulent et trouvent une actualisation parfois proche à des siècles de distance. Ainsi, la logique temporelle et narrative des images qui préside à la fabrique du film d’animation de Ladislas Starewitch est en filigrane dans le manuscrit I du Roman de Renart [7]. Le recueil donne en effet à voir un programme iconographique tout à fait singulier : la multiplicité des petites vignettes qui ornent le manuscrit et leur technique de réalisation, un dessin naïf et stéréotypé, évoquent les premières expériences du cinéma. Le manuscrit – le texte et ses illustrations – contient la possibilité du film : Starewitch en a l’intuition, alors même qu’il ne connaissait pas le manuscrit médiéval mais possédait un livre pour enfants : Les Aventures de Maître Renard, illustré par Joseph Pinchon et paru chez Delagrave en 1920 (fig. 1).

 

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      Le projet d’adaptation au cinéma du Roman de Renart date de 1929 [8] : Ladislas Starewitch conçoit et fabrique des marionnettes, Irène Starewitch rédige un scénario Le tournage débute rapidement : la version muette est terminée en dix-huit mois. Mais, à cause d’importants problèmes de sonorisation, le film définitif ne sort dans les salles parisiennes que le 10 avril 1941, plus de dix ans après la naissance du projet. Grand admirateur d’Emile Cohl, Starewitch filme image par image. Il travaille en effet les plans les uns après les autres : il compose le décor, dispose ses personnages, qu’il appelle des « ciné-marionnettes », sur une table de prise de vue, et fait varier les postures et les expressions. Sculptées en bois, elles sont de tailles différentes afin de donner l’illusion de la distance ou de la profondeur. Starewitch découpe des mannequins supports, à la fonction comparable au squelette humain, faits de « bois léger, muni de charnières, rigide, capable de garder toute position donnée ». Il leur ajoute des vêtements censés ne pas entraver les mouvements. Les mains et les doigts sont « en fils de plomb surmoulé de coton et recouverts de peau de chamois » [9] ; la tête et le visage sont taillés dans le bois, le liège ou autres matières dures, les muscles sont obtenus avec du coton et gainés de peau de chamois.
      Starewitch enregistre donc des milliers d’images ; son Roman de Renart est à l’époque le plus long film de plastique animé : il dure 50 minutes environ et contient 124 800 images décomposant, pose après pose, le mouvement des corps. Starewitch retient en cela les leçons d’Etienne Jules Marey (fig. 2) qui dans ses expériences rend visible le mouvement par la décomposition des forces qui l’animent : les images de Marey dépendent à la fois de forces qui posent, stoïques, arrêtées dans leur course, et de forces qui passent, se suivant les unes les autres. Dans un second temps, Starewitch anime ces images ; le singe qui tourne la manivelle de l’appareil au début de son film en est une représentation métaphorique (fig. 3). L’élaboration du film s’effectue donc d’abord grâce au montage linéaire des instantanés puis grâce à un tournage, au sens concret du terme : un mécanisme d’entraînement des images.
      L’animation de l’image fixe est un phénomène technique, aux origines du cinéma. Mais il me semble qu’il existe déjà dans Le Roman de Renart un « devenir-film », plus évident encore lorsque l’on compare les aventures du goupil avec les Fables de La Fontaine, « Le Rat de ville et le Rat des champs » et « La Cigale et la Fourmi », également animées par Starewitch. A première vue, comme les deux fables, le Roman de Renart découpe sa matière en récits indépendants : les branches reposent chacune sur une unité narrative forte ; il n’existe pas de continuité de branche en branche, pas de lien explicite, logique ou temporel qui favoriserait le passage d’un épisode à l’autre [10]. Et pourtant les branches du Roman de Renart mettent en perspective le temps et la narrativité d’un récit linéaire à l’horizon duquel une transposition cinématographique, et même un long métrage, deviennent possibles. Dès le Moyen Age, les copistes ont senti cette tension. Alors que la plupart des manuscrits débutent par la branche la plus célèbre, « Le Jugement de Renart », les recueils C et M mettent en cycle le Roman : la Naissance et les Enfances Renart ouvrent les manuscrits ; la Procession et la Mort Renart les terminent [11]. Mais, au-delà de ces deux tentatives marginales dans la tradition renardienne médiévale et de la division des aventures, le personnage de Renart est exactement, entre les multiples branches, le liant qui paraissait absent. Il assemble les aventures entre elles, non pas tant comme personnage récurrent, mais parce qu’il est constamment en déplacement. Renart est par essence un personnage cinétique : le mouvement est son mode d’existence, de survie ; ses trajets en quête de nourriture et ses fuites répétées pour rejoindre Maupertuis déterminent le devenir film du Roman de Renart : ils postulent un hors-champ qui assure la continuité des ruses et des aventures.

 

>suite

[*] Cet article est tiré d’une communication prononcée dans le cadre de la formation « Histoire des arts et culture médiévale » organisée par M. Marzloff et Eric Dayre, en partenariat avec l’Université de Provence à l’IFE du 21 au 24 novembre 2011 (écoute en ligne).
[1] Sur l’homophonie entre hart et art, voir l’article de R. Dragonetti, « Renart est mort, Renart est vif, Renart règne », dans La Musique et les lettres : études de littérature médiévale, Genève, Droz, « Publications romanes et françaises », pp. 419-434.
[2] Dans Le Roman de Renart, le goupil reste prudemment à Maupertuis. En revanche, dans les épigones, que l’on pense à Renart le nouvel de Jacquemart Gielée ou à « Renart le bestourné » de Rutebeuf, Renart rejoint la cour et le royaume de Noble qu’il contamine de son hypocrisie et sur lequel il finit par régner.
[3] Les références au Roman de Renart renvoient à l’édition du manuscrit H dirigée par A. Strubel, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998.
[4] Sur la distinction entre « renardie » et « diabolie », voir Cl. Reichler, La Diabolie. La séduction, la renardie, l'écriture, Paris, Minuit, « Critique », 1979, pp. 77-149.
[5] On compte quatre manuscrits enluminés : D (Oxford, Bibliothèque Bodléienne, Douce 360), E (Londres, British Museum, Add. Ms 15229), G (Paris, BnF, fr. 1580) et I (Paris, BnF, fr. 12584). Deux autres présentent une unique enluminure au début du manuscrit : C (Paris, BnF, fr. 1579), O (Paris, BnF, fr. 12583).
[6] Je reprends ici le titre de l’essai de G. Deleuze consacré au cinéma : Cinéma. 1 - L’image-mouvement, Paris, Minuit, « Critique », 1983.
[7] Le manuscrit I du Roman de Renart est accessible en ligne sur le site Gallica et peut être téléchargé en PDF.
[8] Sur l’adaptation du Roman de Renart par L. Starewitch, je me permets de renvoyer à l’article écrit en collaboration avec Olivier Leplatre : «  Un épigone filmé : Le Roman de Renart de Ladislas et Irène Starewitch », dans Editer, traduire ou adapter les textes médiévaux, Actes du colloque international des 11 et 12 décembre 2008, Université Jean Moulin – Lyon 3. C .E.D.I.C. Centre Jean Prévost. Textes rassemblés par Corinne Füg-Pierreville. pp. 313- 327 (disponible en ligne sur le site Ladislas Starewitch).
[9] L. Starewitch, Plastique animé, cité dans Léona Béatrice et François Martin, Ladislas Starewitch 1885-1965, Op. cit., pp. 328-331.
[10] L. Foulet écrit dans sa conclusion : « Il n’y a pas un roman de Renard, il y en a vingt-huit », 28 correspondant au nombre des récits de l’édition Martin (Le Roman de Renard, Paris, Champion, 1914, p. 565). R. Bellon complète cette affirmation : « il n’existe pas un RdR, il en existe quatorze, autant que de manuscrits qui nous ont transmis, en un nombre variable d’un manuscrit à un autre et selon une disposition variable (qui ne respecte en aucun cas l’ordre chronologique de composition) les "histoires en français sur Renart" » (dans « L’introuvable mise en cycle du Roman de Renart », dans Sommes et Cycles (XIIe-XIVe siècles), actes des colloques de Lyon (31 mars 1998 et 5-6 mars 1999), Les Cahiers de l’Institut catholique de Lyon, n°30, p. 49.
[11] « Ce sont donc les deux seuls manuscrits qui accordent à ces deux récits une place conforme au principe de l’organisation cyclique qui prévaut pour les récits épiques et romanesques : le cycle des récits suit le déroulement chronologique de la vie du héros éponyme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort » (R. Bellon, « L’introuvable mise en cycle du Roman de Renart », Ibid., p. 50). Voir aussi, du même auteur, « De la chaine au cycle ? La réorganisation de la matière renardienne dans les manuscrits C et M », dans Revue des langues romanes, XC, 1986, pp. 27-44. Les manuscrits C et M ont fait l’objet d’une édition critique. Voir N. Fukumoto, N. Harano et S. Suzuki Le Roman de Renart édité d’après les manuscrits C et M, Tokyo, France Tosho, 1983 et 1985, 2 vol. et Le Roman de Renart, Paris, Le Livre de Poche, « Lettres gothiques », 2005. Les éditions scolaires ainsi que les livres pour enfants ont retenu cette dimension narrative et ont le plus souvent redistribué les branches selon la logique d’un récit.