Renart personnage animé
- Aurélie Barre
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Fig. 7. Aventures de Maître Renard, 1920
Fig. 8. L. et I. Starewitch, Le Roman de Renard, 1937
Fig. 9. Le Roman de Renart, ms. I, XIVe siècle
Fig. 11. « La procession de Renart », Le Roman
de Renart, ms. O, 1325-1350
Figs. 12a, b et c. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Figs. 14a et b. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Fig. 16. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Fig. 17. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
Fig. 18. Le Roman de Renart,
ms. I, XIVe siècle
L’illustrateur des Aventures de Maître Renard, comme l’enlumineur du manuscrit I, intègre l’image dans un espace géométrique : le rectangle, la forme archétypale de l’encadrement qui permet une clôture homogène de l’image, pour reprendre quelques-unes des expressions utilisées par Roland Barthes [21]. Or cette forme semble exactement à l’opposé de Renart, elle se donne pour son antithèse puisqu’elle empêche le débordement et la fuite. Mais, à mieux y regarder, plusieurs actes subversifs viennent bousculer le cadre, par assouplissement de ses lignes ou par débordement des limites qu’il impose. L’utilisation d’une forme qui contrarie le rectangle, le rond, et ses avatars, en constitue une première réalisation.
Subvertir le rectangle ? Ici encore, immense dossier : arts du spectacle, arts plastiques (peinture, sculpture), architecture. Réexaminer la fonction du rond (de l’arrondi). A faire (fait ici et là, mais dossier à rassembler) une analyse des formes rondes en ce qu’elles supplantent – ou sont supplantées par – le rectangle [22].
L’illustrateur place ainsi dans la marge les volutes végétales et les animaux semblent tous suivre une courbe descendante qui les ramène au centre. Les pages suivantes montrent l’autre versant de la subversion : le débordement de la ligne instituée.
([…] la subversion d’une forme, d’un archétype ne se fait pas forcément par la forme contraire, mais d’une façon plus retorse, en gardant la forme mais en lui inventant un jeu de superpositions, d’annulations, de débordements) [23].
L’image se répand alors au-delà des limites. Tantôt Joseph Pinchon supprime l’un des côtés du cadre (fig. 5 ), tantôt il s’en passe totalement (fig. 6 ) ; il s’amuse des coordonnées verticales et horizontales de la lettre L (fig. 7), dessinée à la façon d’une lettrine médiévale : agenouillé, encapuchonné, Renart fait le dos rond, comme s’il voulait retrouver les courbes de la lettres R qui débute son nom. Et sa queue dépasse, sous sa cape et sous la lettre : elle désigne Renart comme un doigt qui montre et indique au regard la personnalité profonde du goupil [24]. La queue est aussi ce qui reste dans la dernière image du livre présenté dans le prologue de Starewitch (fig. 8).
Ces procédés sont ceux de la bande dessinée : Roland Barthes évoque Fred, le dessinateur et co-fondateur de la revue satirique Hara-Kiri, mais aussi Joseph Pinchon, dont il mentionne entre parenthèses non pas les Aventures de Maître Renard, mais Bécassine [25]. En réalité, la subversion du cadre est déjà en germe au Moyen Age, en particulier dans le manuscrit I du Roman de Renart. Le texte, copié du côté des Flandres ou de Cologne entre 1375 et 1450, fournit un programme iconographique tout à fait singulier et atypique dans l’ensemble de la production médiévale. Il est orné de plus de 500 miniatures narratives de 2,4 cm de haut et de 6,8 cm de large pour la plupart. La majorité est située dans les colonnes de texte, certaines sont ajoutées dans les marges ou au bas du feuillet (fig. 9). Contrairement à ce que l’on observe dans les quatre autres manuscrits enluminés du Roman de Renart, les vignettes ne sont pas au seuil des branches (fig. 10 ) ou du manuscrit (fig. 11).
Dans les recueils renardiens, quand elles occupent cet emplacement liminaire, les miniatures programment la lecture de la branche ou de l’œuvre. Le plus souvent, elles anticipent le texte dont elles dévoilent l’élément emblématique : comme un instantané photographique, l’image capte l’acmé du récit, son punctum [26] – détail poignant à partir duquel le récit bascule. Ainsi, à l’orée de « Renart et Tiécelin », l’enlumineur du manuscrit D saisit le moment de la chute du fromage : la réussite de la parole rusée avant la dévoration. Entre les deux éléments hétérogènes, le corbeau noir perché sur son arbre et le renard roux au sol – les deux couleurs comme les postures sont antagonistes –, la blancheur du fromage attire le regard [27]. Objet du désir et de frustration, le fromage est situé dans un espace transitoire figurant à la fois la promesse de nourriture qui satisfera le goupil et la conscience de sa perte qui meurtrira le corbeau. Dans le manuscrit O, une miniature ouvre le premier feuillet : elle montre l’enterrement de Renart (fig. 11) alors que la branche intitulée « La Mort de Renart » est absente du recueil. La tache blanche du plumage de Chantecler contraste avec le fond rouge de la miniature et conduit le regard vers la tête rousse du goupil [28]. Placée avant les aventures de Renart, avant « Le Jugement », la branche la plus célèbre et la plus appréciée au Moyen Age, la miniature est uniquement connotative, elle ne dénote pas, elle n’illustre pas directement mais donne la signification profonde du personnage et de son Roman.
Dans la plupart des recueils renardiens, la miniature, singulière, est un seuil accueillant. A l’opposé de cette pratique, l’enlumineur du manuscrit I multiplie les images, il les enchaîne, les fait défiler, donnant l’illusion d’une animation. D’une part, l’instant saisi n’est plus un instant privilégié, remarquable, mais un instant quelconque, ordinaire parmi d’autres – une coupe plutôt qu’une pose, selon la distinction de Deleuze [29]. D’autre part, l’illustration du texte ponctue le feuillet, le scande selon une cadence soutenue et selon des coupes équidistantes dans le trajet du mouvement : le même laps de temps semble séparer les postures des personnages (« vêpres de Tibert ») [30] créant par là-même une continuité dans le discontinu [31]. Le programme iconographique du manuscrit invente ainsi une image-mouvement, mue par une énergie cinétique qui entraîne l’image fixe : le figé devient variable, le signe iconique plastique.
Trois traits essentiels participent de cette sensation d’animation : d’un côté, l’enlumineur multiplie les tentatives pour faire éclater le cadre, pour se débarrasser de la limite qui borne l’image et empêche l’énergie de se déployer. Ensuite, grâce au très grand nombre de vignettes, il introduit une très forte narrativité de l’image, celle-ci ne fait plus tableau, elle n’isole ni ne fixe le moment crucial ou la scène signifiante. L’image se situe dans l’appel de l’ensuite et elle développe parallèlement au récit, presque indépendamment de lui, une continuité narrative avec quelques ellipses qui pour autant n’entravent pas son défilé. Enfin, l’enlumineur construit les vignettes sur des procédés de répétition mémorielle donnant l’illusion d’une succession de coupes : les pages d’un manuscrit ne peuvent certes pas être tournées avec une grande rapidité, le texte bien sûr brouille la perception des images, mais les vignettes, par le travail de rémanence qu’elles produisent, pourraient constituer un premier flip-book.
Les images débordent du cadre : la queue de Renart, celles du chat ou du roi Noble dépassent (figs. 12a, b et c) : comme dans le film de Starewitch ou dans l’illustration des Aventures de Maître Renard, ces formes courbes et retorses subvertissent le rectangle. Les bois et les cornes des animaux, la couronne du roi, excèdent également les contours de la miniature (figs. 13a, b et c ). Les chevaux quant à eux, montures du déplacement [32] et éléments essentiels de la parodie dans Le Roman de Renart – figure de pensée qui s’amuse des frontières génériques – sont très souvent coupés, au niveau du flanc, suggérant ainsi que leur corps se prolonge au-delà de la limite verticale (figs. 14a et b). Enfin, l’un des bords du cadre disparaît régulièrement, remplacé par un élément du décor, la forteresse de Maupertuis (figs. 15a et b ), le trône du roi (fig. 16), un arbre (fig. 17), le gibet (fig. 18). Le dispositif est également sensible dans les métaphores iconiques que sont les portes et les passages, naturels, comme le trou creusé par Renart matérialisant l’entrée de sa tanière, construits, comme les grandes portes à l’entrée de Maupertuis ou du palais du roi Noble (figs. 19a, b et c ). Ces passages servent le plus souvent à relier des espaces situés sur le même plan horizontal. Mais l’enlumineur instaure également un trajet vertical lorsqu’il figure le puits ou la cuve du teinturier dans laquelle Renart tombe au début de la branche Ic (figs. 20a et b). Et de manière emblématique, les miniatures montrent très souvent l’animal franchissant cet espace de transition : son corps participe simultanément des deux espaces, le dedans et le dehors (figs. 21a, b et c ). L’illustration retient le mouvement même, le passage, la traversée du cadre ; elle fixe une pose, un instant remarquable, pour signifier que les personnages ne peuvent jamais être arrêtés.
[21] « Rectangle : forme archétypale de l’encadrement pictural. On met l’image dans un cadre. […] Cadre : (…) Clôture homogène de l’image (pareille à la muraille d’une cité) (…). A étudier : scène à l’italienne, écran cinéma » (R. Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), texte établi, annoté et présenté par Cl. Coste, Paris, Seuil Imec, « Traces écrites », 2002, pp. 158-161).
[22] Ibid., p. 160.
[23] Ibid., p. 161.
[24] Les enlumineurs médiévaux utilisent des manicules : en marge des textes, en forme de petite main pointant le doigt, elles signalent l’importance d’un mot ou d’un paragraphe.
[25] Ibid., p. 160.
[26] « Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu : ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) » (R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/Gallimard/Seuil, 1980, p. 49).
[27] Les trois couleurs participent de la trichromie médiévale, le blanc s’opposant à la fois au rouge et au noir.
[28] Sur cette miniature liminaire, je me permets de renvoyer à mon article : « L’Image du texte. L’enluminure au seuil du manuscrit O », dans Reinardus, vol. 15, n°1, 2002, pp. 17-31.
[29] G. Deleuze, Cinéma. 1- L’image-mouvement, Op. cit., p. 14.
[30] Manuscrit I, Feuillets 57r° à 58r°.
[31] Les termes de Deleuze analysant le dessin animé permettent de penser les illustrations du manuscrit I : « On le voit bien quand on essaie de définir le dessin animé : s’il appartient pleinement au cinéma, c’est parce que le dessin n’y constitue plus une pose ou une figure achevée, mais la description d’une figure toujours en train de se faire ou de se défaire, par le mouvement des lignes et de points pris à des instants quelconques de leur trajet. Le dessin animé renvoie à une géométrie cartésienne, et non euclidienne. Il ne nous présente pas une figure décrite dans un moment unique, mais la continuité du mouvement qui décrit la figure » (Cinéma. 1- L’image-mouvement, Op. cit., p. 14).
[32] Voir en particulier G. Bianciotto, « Renart et son cheval », dans Mélanges Félix Lecoy, Paris, Champion, 1973, pp. 27-42 et R. Bellon, « Renart et son cheval : complément d'enquête », dans « Qui tant savoit d'engin et d'art ». Mélanges de philologie médiévale offerts à Gabriel Bianciotto, Poitiers, Université de Poitiers, Centre d'études supérieures de civilisation médiévale (Civilisation médiévale, 16), 2006, pp. 95-104.