Le sceau de l’irreprésentable :
Les tableaux dans les romans japonais

- Asako Muraishi
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       Au cours de leurs promenades à la plage, Mlle Saeki, absorbé elle-même dans la contemplation du tableau, ne cesse d’exhorter Kafka à continuer de le regarder. Le tableau qui fait l’objet de la méditation inlassable dans la quête identitaire ne relève pas pour autant de la simple vue : il relève de la vision. Il ne s’agit pas seulement de perception ou d’imagination mais aussi de conception, pas seulement d’images rêvées, hallucinées et inventées, créées et formées. L’initiation par Mlle Saeki – qu’on pourrait qualifier d’« eidétique » – a consisté finalement à se former une image de soi, non plus un reflet, mais une image essentielle et accomplie.
       C’est seulement au moment où le héros se reconnaît dans l’image qu’il a lui-même façonnée en s’inspirant de celle conçue par le peintre que le roman peut s’achever. A la fin, le narrateur s’interroge sur sa raison d’être : « Mais je ne sais toujours pas ce que cela signifie, vivre ». A cette question, « le garçon nommé le Corbeau », sorte de double de sa voix intérieure, répond avec l’impératif d’un ton oraculaire qui nous fait penser aux prédictions obscures de Delphes : « Regarde le tableau. Et écoute le vent. (…) Tu en es capable. (…) Tu devrais dormir un peu. (…) Quand tu te réveilleras, tu feras partie d’un monde nouveau » [29]. Ainsi le héros ne peut jamais devenir tel qu’il est sans passer par le détour de l’universel visible obliquement, par le biais de la peinture.

 

Peinture et musique

 

       Dans ce roman initiatique, c’est un tableau qui amène le jeune garçon maladroit à sortir de son enfance, « labyrinthe du temps » [30] où il s’attarde longtemps. C’est aussi un morceau de musique qui lui permet de la quitter alors qu’elle lui semblait se prolonger éternellement. En s’abandonnant dans les flots de l’inspiration musicale, « une fois de plus, qu’[il] veuille ou non, [il est] emporté là-bas, en ce temps- » [31].
       La poétique du Bildungsroman ne se limite pas à la peinture mais glisse ainsi vers le domaine musical. La certitude du narrateur selon laquelle c’est de ce tableau que Mlle Saeki s’est inspiré pour composer Kafka sur le rivage, tube d’été traitant du même thème que le tableau, nous confirme l’interférence de ces deux domaines artistiques : la peinture agit comme déclencheur d’une musique ; elle possède un pouvoir d’abstraction plus prodigieux encore que celui de la peinture.
       La description picturale fait partie d’une rhétorique de réticence et d’ironie, passant sous silence ce qui devrait être dit. L’image textuelle a une valeur propédeutique pour l’apprentissage de l’expression d’une sensation esthétique qui ne peut être que suggérée, non racontée, qui va au-delà des figures de style, et qui ne trouve son lieu que dans la poésie.
       La description musicale – celle de la mélodie, de la voix et des instruments – a la même valeur que la peinture décrite : Kafka sur le rivage est une chanson hommage que Mlle Saeki dédie à son ami parti au loin, mort à 20 ans dans le mouvement estudiantin. Si elle « fait vibrer doucement mais profondément le cœur de tous ceux qui l’écoutent », c’est à cause de « l’innocence » d’une « jeune provinciale timide » qui, assise devant son piano, « livre sa création sans fard », sans but commercial, simplement « pour apaiser son chagrin » [32] ; la mélodie est « sublime, simple, sans ostentation » ; la voix, malgré le manque de puissance vocale et de technique d’une chanteuse professionnelle, « lave doucement [la] conscience comme une pluie de printemps les pierres d’un jardin » [33] ; l’accompagnement de piano, de cordes et de hautbois, en passant par les accords inhabituels du refrain si déconcertant « comme si un vent froid venait brusquement souffler par un interstice », retrouve sa « paisible harmonie » du début [34]. La poétique de l’indicible culmine lorsque la description porte sur la puissance lyrique des paroles de cette chanson populaire :

 

Tu es assis au bord du monde,
et moi dans un cratère éteint.
Debout dans l’ombre de la porte,
il y a des mots qui ont perdu leurs lettres.

La lune éclaire un lézard endormi,
de petits poissons tombent du ciel.
Derrière la fenêtre il y a des soldats
résolus à mourir.

Kafka est au bord de la mer
assis sur un transat.
Il pense au pendule qui met le monde en mouvement.

Quand le cercle du cœur se referme,
l’ombre du Sphinx immobile se transforme en couteau
qui transperce les rêves.

Les doigts de la jeune noyée
cherchent la pierre de l’entrée
Elle soulève le bord de sa robe d’azur
et regarde Kafka sur le rivage [35].

 

En réfléchissant sur les raisons du succès de cette chanson, le narrateur est convaincu d’un écho entre ces paroles « abstraites et surréalistes » et une expérience familière. S’y mêlent le visuel et l’auditif grâce à une étrange expérience synesthésique où des phonèmes s’allient à des graphèmes. Dans les paroles de la chanson plutôt « abstraites et surréalistes » qui renvoient pourtant un écho familier », « un à un, les mots se fraient un chemin jusqu’à mon cœur. C’est une sensation bizarre. Par-delà les mots, des images surgissent dans mon esprit comme des figures découpées au pochoir, et se mettent à exister par elles-mêmes comme si j’étais plongé dans un rêve » [36]. Le narrateur se consacre au décryptage des significations énigmatiques de la parole poétique de la chanson, « mais finalement, tout (lui) me paraît très obscur. Je me sens complètement perdu. (…) Tout cela a-t-il une signification ? Ou bien s’agit-il de simples coïncidences ? » [37]. En effet le but n’est pas d’éclairer le mystère, mais de dire que ce mystère doit rester mystère sans se résoudre en formules claires. Car l’origine de l’histoire qui a trait au mythe d’Œdipe est éternellement perdue. Comme la musique, la peinture scelle les secrets de la mythologie personnelle. L’âme aspire confusément à l’insondable et à l’incommensurable. C’est avec la peinture et avec la musique que le texte tend vers le sublime, l’inouï et le sacré – le « simple », le « doux » et le « miraculeux » qui « émanent de toute évidence d’un cœur pur » [38], s’appliquant parfaitement au tableau de Kafka et à la chanson. En épousant la musique, la peinture anime l’œuvre littéraire d’un souffle spirituel et permet à l’écrivain d’exprimer ses aspirations pour l’infini.

 

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[29] Ibid., pp. 618-619.
[30] Ibid., p. 322.
[31] Ibid., p. 370.
[32] Ibid., p. 303.
[33] Ibid., p. 302.
[34] Ibid., p. 303.
[35] Ibid., pp. 301-302.
[36] Ibid., p. 302.
[37] Ibid., p. 306.
[38] Ibid., p. 303.