Le sceau de
l’irreprésentable :
Les tableaux dans les romans japonais
- Asako Muraishi
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Peinture et Sexualité
À
examiner son écriture ekphrastique, on
constate que Mishima fait preuve de son talent de critique
d’art. Mais la « joie
païenne » [14] qui le fait
trembler
n’est pas seulement esthétique : elle est
aussi d’ordre physique. Ainsi, si ses textes manquent parfois
de cohérence, c’est parce que la peinture
n’est pas seulement l’enjeu d’une
expertise esthétique, elle est aussi l’expression
de son expression fantasmatique. Le pur désir charnel
l’emporte parfois sur la lucidité
d’esprit comme l’avoue Mishima lui-même
dans Confession d’un masque
après avoir la digression savante sur
l’esthétique païenne
précédemment citée :
« Mais c’est plus tard que toutes ces
interprétations et ces observations me virent à
l’esprit » [15].
Or,
il faudrait dire que nombreux sont les catholiques homosexuels qui
prient saint Sébastien et l’invoquent à
titre de saint patron, sans qu’il soit reconnu officiellement
par l’Église. Étant le saint patron de
l’épidémie de la peste, le culte de
saint Sébastien fait l’objet d’une
récupération : vers lui se tournent les
sidéens dont la majorité est homosexuelle. Les
représentations iconographiques du saint font ainsi partie
intégrante de l’univers homo-érotique
et sont enrichies par d’autres traditions artistiques et
littéraires [16], dans lesquelles peut
s’inscrire le
saint Sébastien de Reni vu par Mishima. Un autre
Sébastien, adoré par l’auteur au point
qu’il l’insère avec celui de Guido Reni
dans les pages en tête de la pièce de
D’Annunzio, est celui de Giovanni Antonio Pazzi, peintre de
l’école de Sienne à la Renaissance. Son
pseudonyme, Le Sodoma, n’est pas sans faire allusion
à l’homosexualité (fig. 10).
Dans Confession
d’un masque, c’est justement
l’image de saint Sébastien qui éveille
le jeune narrateur à sa puberté :
paradoxalement, la découverte de l’icône
fait naître le plaisir charnel.
L’écrivain affronte alors des sujets tabous en
avouant ses « mauvaises
habitudes », son plaisir solitaire de la
masturbation face au tableau du saint.
« Les flèches ont mordu dans la jeune
chair ferme et parfumée et vont consumer son corps au plus
profond, par les flammes de la souffrance et de l’extase
suprêmes » [17].
L’image des
flèches est investie d’une symbolique phallique et
le visage extasié de saint Sébastien se teinte
d’une connotation érotique plus que religieuse.
Bien que la nouvelle tendance de la recherche commence à
remettre en question l’homosexualité de
l’écrivain, que certains spécialistes
soupçonnent d’être factice, il
n’en demeure pas moins, dans l’économie
narrative, que la peinture sert à faire l’apologie
de la sexualité
« déviante » du
narrateur et fait partie de tentative de justification et
d’absolution.
Mais
Mishima ne se contente pas d’évoquer la
beauté juvénile du corps, l’aspect
diurne de ce saint controversé. Il s’attarde aussi
sur son aspect nocturne diaboliquement idéalisé
dans les fantasmes noirs de l’écrivain qui
n’ont pu trouver d’issue que dans sa propre fin
tragique : « Son sang courait avec une
rapidité plus impétueuse encore que de coutume
dans sa chair blanche, guettant une ouverture pour en jaillir quand
cette chair serait déchirée. Comment les femmes
n’auraient-elles pas entendu les désirs fougueux
d’un sang tel que
celui-là ? » [18].
L’icône de saint Sébastien sert ainsi de
support à l’expression de sa tendance
sadomasochiste inavouable, de sa fascination refoulée pour
le sang répandu par le sacrifice de la beauté
masculine. Mishima en propose une analyse et se
réfère à Hirschfeld :
« les pulsions inverties et sadiques sont
liées ensemble de façon
inextricable » [19]. La peinture
a pour fonction de
rendre tangible non seulement les pulsions occultées de
l’adolescent mais aussi son destin scellé qui
attend le moment propice de son éclosion.
Lors
de son voyage en Italie au printemps 1877, Oscar Wilde alias
Sébastien Melmoth – pseudonyme qu’il a
adopté en référence à saint
Sébastien lors de son exil en France –, va se
recueillir sur la tombe de Keats à Rome. Dans le
poème qu’il consacre à ce dernier, il
établit une analogie entre le poète et saint
Sébastien en reconnaissant en eux les signes du
génie romantique, destiné à mourir
prématurément à cause de son talent
surhumain. Comme Wilde a reconnu saint Sébastien chez Keats,
ne pourrait-on pas aller jusqu’à retrouver chez
Mishima les mêmes traits de génie ? Le
sort de saint Sébastien que Mishima qualifie de
« plutôt orgueilleux et
tragique » et même de
« brillant », que
« le Destin faisait
précisément de lui un être à
part » [20], régnant sur la mort du
poète anglais, semble préfigurer la mort
pathétique de l’écrivain
lui-même. Si l’on voit se profiler
derrière cette figure héroïco-tragique
de l’Antiquité grecque celle de Mishima qui se tue
par seppuku, suicide par éventration
pour l’honneur, en accomplissant la mort de remontrance
à la manière ancestrale, c’est parce
qu’ici, le tableau sur lequel l’image est
projetée livre obliquement les secrets de la
personnalité. Lorsqu’on se confronte à
l’indicible, la peinture apparaît comme
l’ultime détour qui permette de rendre lisible le
grimoire de la mémoire d’un homme. En tissant un
univers romanesque de signes métaphoriques, la peinture
offre ainsi au lecteur un outil d’élucidation des
mystères indiscernables de l’existence qui se
dérobe à la verbalisation, échappe au
langage.
Le tableau du garçon à la plage dans Kafka sur le rivage de Haruki Murakami
Le mythe œdipien caché dans le tableau fictif
L’image décrite dans le tableau romanesque connaît une autre évolution qu’on pourrait qualifier de « postmoderne » dans un roman japonais plus récent. Il s’agit d’un récit d’initiation où se déploie l’odyssée onirique de Tamura Kafka, jeune collégien qui fuit sa maison de Tokyo pour échapper à la sombre prophétie annoncée par son père. Emaillée d’images fantastiques et surréalistes telles que les poissons tombant du ciel ou le chat parlant, l’histoire se trame secrètement autour d’une image archétypale enfouie dans les archives de la mémoire : le tableau d’un garçon au bord de la mer qui intervient dans le contexte suivant : poursuivi par la police, l’adolescent a trouvé refuge dans la bibliothèque Komura où il est embauché comme assistant. Dans la chambre où il va loger, il découvre une peinture à huile accrochée au mur de cette chambre par ailleurs dépourvue de toute décoration.
Ce tableau plein de réalisme représente un jeune adolescent au bord de la mer. C’est une œuvre de qualité. Je me demande si elle a été réalisée par un peintre connu. Le garçon doit avoir une douzaine d’années. Protégé du soleil par un chapeau blanc, il est assis sur une petite chaise longue. Un coude sur l’accoudoir, il a posé sa joue sur sa main. Son expression est légèrement mélancolique et fière en même temps. Un berger allemand noir est couché à ses pieds. Derrière lui, on aperçoit la mer. Plusieurs personnes s’y baignent, mais elles sont peintes en tout petit, on ne distingue pas leurs visages. On voit aussi une petite île au large. Dans le ciel d’été flottent quelques nuages en forme de poing. Assis devant le bureau, je contemple ce tableau. Au bout d’un moment, il me semble entendre les bruits des vagues et sentir l’odeur de la marée [21].
A la différence de l’œuvre de Noma et de Mishima où le titre ou l’auteur des tableaux est donné, chez Murakami le peintre n’est pas identifiable et l’œuvre reste inconnue. Si certains auteurs empruntent les tableaux de leurs récits à la réalité; d’autres, c’est le cas de Murakami, inventent leur propre peinture, pour y projeter leurs fantasmes et y inscrire en miroir la signification du récit.
[14]
Ibid., p. 44.
[15]
Ibid., p. 44.
[16]
De William
Shakespeare à Oscar Wilde, de Thomas Mann à
Marcel
Proust, nombreux sont les auteurs qui font le rapprochement
nuancé ou même direct de
l’homosexualité et
de Saint Sébastien : Oscar Wilde, grand admirateur
du
tableau de Reni, a même opté pour le nom de
Sébastian Melmoth après sa sortie de la
prison ;
Tennessee Williams a savamment décrit dans sa
pièce Suddenly, Last Summer
un homme aimé par son amante tant que par sa mère
sous
les traits de Sébastien ; le cinéaste Derek
Germain, mort
de sida, a tourné son film Sébastiane
entièrement dialogué en latin.
[17]
Y. Mishima, Op. cit., p. 44.
[18]
Ibid., pp. 48-49.
[19]
Ibid., p. 45.
[20]
Ibid., p. 49.
[21]
H. Murakami, Kafka sur le rivage,
traduit du japonais par C. Atlan, Paris, Belfond,
« 10/18
Série Domaine étranger »,
2006, pp. 230-231.