Le sceau de
l’irreprésentable :
Les tableaux dans les romans japonais
- Asako Muraishi
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Fig. 4. P. Bruegel l’Ancien, Le Portement de croix, 1564
Le tableau brûlé dans l’épopée apocalyptique
Entre la partie introductive développant la description imaginative de l’iconographie bruegélienne et la partie principale relative à l’expérience personnelle du mouvement estudiantin s’insère un épisode relatant la destruction de ce livre de reproductions de Bruegel. En effet, le dernier avatar qui parachève la malédiction en mettant fin au régime militariste est le bombardement de la ville d’Ôsaka dont le feu dévastateur n’épargne rien ni personne de ce monde, y compris ce livre.
Quand cet album de reproductions photographiques se trouva pris sous le feu des bombes incendiaires, tandis qu’une à une les illustrations reliées se détachaient, calcinées, au milieu de flammes coulant comme un liquide noir, tandis qu’à l’intérieur de ces tableaux les hommes comme les étoiles de mer, les hommes avec des gueules de chiens, les hommes nus munis de queues, les hommes avec comme précieusement entre leurs jambes ces trous sombres qui paraissaient s’ulcérer, exposés à la chaleur des flammes qu’aucune force, si grande fût-elle, n’aurait pu contenir, succombaient l’un après l’autre dans les petites flammes qui déjà tourbillonnaient sous le papier, quand brûlait leur chair sale et dégoûtante que l’on ne pouvait regarder en face, quand se tordaient leurs corps horribles auxquels le feu semblait donner des spasmes, alors apparaissaient clairement dans le feu du papier qui se consumait, formant sur les feuillets calcinés des lignes très noires, des caractères qu’on aurait dit tracés dans l’encre sympathique ; et quand ces corps eux-mêmes devenus feu disparaissaient, alors justement toute la ville d’Osaka, le ciel tout entier, du nord au sud, s’embrasait [...] [5].
Le
télescopage et même l’imbrication du
monde pictural et du monde réel apparaît dans ce
passage où l’anéantissement total
concerne non seulement le livre mais aussi la ville. La destruction de
ce livre de Bruegel est ainsi l’occasion d’une
double apocalypse : au sens littéral, la
destruction de la ville s’assimile à la fin du
monde ; au sens figuré, l’effondrement
est bien aussi celui du monde intérieur. Et la peinture sert
de toile de fond à l’Histoire collective aussi
bien qu’à l’histoire personnelle.
Mais
cette fin est-elle pour autant
désespérée ? La
déflagration apocalyptique s’apparente en
réalité à une condition
préliminaire pour la
régénérescence : le
Crucifié du récit, nimbé
d’un halo de sainteté, apporte une lueur
d’espoir. Le tableau vers lequel le regard du
héros se tourne rappelle Le Portement de Croix
de Bruegel (fig.
4)
où le Christ n’exprime aucune souffrance ni aucune
tristesse, il a plutôt une physionomie sans profondeur,
inexpressive, et le groupe des gens qui l’entoure forme un cercle
noir tout autour de la scène. Le tableau fait aussi
l’objet d’une
interprétation symbolique au sein des
confrères :
– S’il a un visage émacié et déformé, c’est que ce n’est pas un Christ venu d’en haut et portant l’auréole, mais un Christ venu d’en bas. Un Christ couvert de boue, un Christ de la fange. Et le portrait des personnages de cette image aussi est vraiment merveilleux ; [Bruegel] ne saisit jamais l’être humain séparément, au cas par cas. Il le dépeint toujours en tant que groupe, en tant que masse, en tant que peuple. Sur les visages de Nagasugi Eisaku, Hayama Jun-ichi, Kiyama Shôgo et Fukami Shinsuke apparut une couleur de ferveur et leur vivifiante jeunesse les traversa tous [6].
Le mythe se fait réalité. Le dieu sacrificiel de l’Antiquité biblique descend chez les camarades de Noma, militants communistes contemporains disparus lors des multiples purges. C’est dans cette figure du « Christ venu d’en bas », cette figure d’humilité, de Christ terrestre, que ces martyrs trouvent une incarnation : « ce Christ bruegélien couvert de boue qui porte les âmes humaines semblables à ces trous, les Christ d’aujourd’hui, ainsi que Kiyama Shôgo vont me quitter » [7]. Dédié aux amis morts pour leur engagement fatal et leur combat de résistance, ce récit se sert de la peinture pour leur rendre hommage. Après avoir dit adieu et congédié éternellement le Christ, le héros se trouve seul pour se préparer à une sorte de conversion miraculeuse et salvatrice lors de laquelle les signes maléfiques se changent en signes bénéfiques : les trous noirs représentant la mort et la souffrance se transforment en un lieu de renaissance, en une béance bienfaisante de l’urne matricielle, de laquelle germera un nouvel individu, ultime forteresse d’une dignité humaine contre le totalitarisme fasciste. La référence picturale constitue le canevas sur lequel se peignent en mode muet tous ces drames humains. On pourrait aller jusqu’à dire que, proposant un tableau silencieux de l’Histoire, la référence bruegélienne fait partie du genre épique. Disposant d’un style qu’on qualifie dans la catégorisation de l’esthétique classique de « sublime » – sub-limen –, elle nous emporte au-dessus des mots, au-delà du dicible, au seuil de l’ineffable.
Saint Sébastien dans Confession d’un masque de Yukio Mishima
Saint Sébastien et Yukio Mishima
Contrairement
à la littérature de Noma dont la
référence picturale explore la dimension
collective en dressant un tableau romanesque de
l’époque ténébreuse,
l’affinité que Yukio Mishima entretient avec la
peinture est d’ordre purement individuel. Peu de recherches
abordent les jugements esthétiques que
l’écrivain porte sur diverses œuvres
d’art, car on méconnait le fait que,
doté d’un œil d’expert dont la
pertinence devrait être reconnue, ce dandy esthète
sait bien déchiffrer l’art. Parmi ses tableaux de
prédilection, ceux sur le thème de Saint
Sébastien occupent une place de choix et servent de
prétexte à ses multiples entreprises
littéraires : Mishima a traduit en japonais Martyre
de Saint Sébastien de Gabriele
D’Annunzio, œuvre dramaturgique
accompagnée par la musique de Claude Debussy,
représentant la beauté sombre et
mélancolique de la décadence. Il a
écrit des essais critiques dans la postface de cette
œuvre de traduction mais aussi dans La Coupe
d’Apollon, en développant, à
travers ses multiples convergences avec l’art, des
digressions savantes sur la peinture depuis Pollaiulo
jusqu’à Georges de la Tour en passant par
Mantegna, sans oublier la sculpture de Van Dike, de Gerzetti, disciple
de Benini. Il a recours à l’ekphrasis,
en intégrant la référence picturale
dans l’œuvre de fiction telle que Confession
d’un masque qui fait l’objet de notre
étude. Ce roman autobiographique écrit
à l’âge de 24 ans lui a permis
d’établir sa notoriété. La
description picturale, bien que la taille du texte soit
proportionnellement moins importante, y trouve une place
singulière, nous apportant une clef pour mieux comprendre la
vie de Mishima.
En
feuilletant la version japonaise du Martyre de Saint
Sébastien traduit par Mishima, on est
frappé par la multitude des vignettes du saint qui ornent
les pages d’illustrations en couleur. Ce sont les
reproductions qu’il a réussies à
recueillir en parcourant, comme un collectionneur, les magasins de
reproductions Place d’Espagne à Rome. Nous
évoquerons ici celle de Guido Reni qu’il
affectionne particulièrement, dont la version originale est
conservée au palais des Conservateurs de Musées
capitolins à Rome ; l’écrivain
l’a vu lors d’une visite du palais. Saint
Sébastien reçoit trois flèches dont
l’une sur son flanc (fig.
5). C’est
d’ailleurs dans cette posture du martyr que Mishima fut
photographié par Eikô Hosoe, ce qui aboutit
à la publication d’un album de culte Ordalie
par les roses en 1963 (fig.
6).