Le sceau de
l’irreprésentable :
Les tableaux dans les romans japonais
- Asako Muraishi
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Fig. 7. G. Reni, Saint Sébastien, 1615
Guido
Reni a produit un autre saint Sébastien : celui de
Gênes. Mais on n’en trouve pas de reproduction dans
les pages liminaires de la pièce de D’Annunzio
traduite par Mishima. En revanche, c’est justement cette
version de Gênes dont l’écrivain
développe l’ekphrasis dans Confession
d’un masque :
« N’étaient les
flèches aux traits profondément
enfoncés dans son aisselle gauche et son
côté droit (…). Deux flèches
seulement projettent leur ombre tranquille et gracieuse sur la douceur
de sa peau » [8]. Ce tableau de
Reni
conservé dans le Palazzo Rosso de Gênes, dont
l’écrivain n’avait pas vu
l’original, présente un saint Sébastien
avec seulement deux flèches, contrairement à
celui de Rome (fig.
7).
Il intervient dans le roman comme une image dont Mishima dit :
« je ne pus m’empêcher de croire
qu’elle était là pour moi, à
m’attendre » [9] ; elle
appartient
à un lot de reproductions trouvées à
douze ans dans l’un des volumes de reproductions
d’œuvres d’art rapportées par
son père en souvenir de ses voyages à
l’étranger.
En
affirmant préférer cette version à
celle de Rome, Mishima fait preuve de sa connaissance de
l’histoire de l’art et de sa
perspicacité en tant que critique d’art. Pour lui,
le saint Sébastien de Gênes a plus de valeur
artistique : il est antérieur à celui de
Rome qui n’en est que le pâle décalque.
Si Mishima n’a fourni cette version de Gênes que
sous forme d’ekphrasis, est-ce pour une
simple raison pratique : l’acquisition de la
reproduction étant difficile, ou bien est-ce pour cette
raison esthétique ? Il est probable, comme on le
verra par la suite, que l’icône de son enfance
doivent rester irreprésentable et innommable :
peut-être est-il trop troublant de rendre visible la part
obscure de l’âme.
Saint Sébastien chrétien et/ou païen
La
peinture sert également de puissant support pour exprimer le
goût esthétique. Or, Sébastien fut
vénéré au Moyen Âge comme
protecteur contre la peste, soit qu’une procession en hommage
aux reliques du saint ait mis fin à
l’épidémie de 680 à Rome,
soit que les traces des flèches aient
évoqué les taches noires de la maladie, les
stigmates du châtiment divin. Saint patron de la peste, il
fut longtemps représenté sous les traits
d’un soldat romain d’âge mur,
à la barbe, aux cheveux blancs et en costume antique de
chevalier, autrement dit, vêtu d’une tunique
brodée, cuirassé d’une armure
d’or et portant une couronne gemmée (fig. 8).
Mais
en traversant la Renaissance humaniste, ce chef des gardes
prétoriens, vaillant et stoïque, d’une
quarantaine d’années, se transforme en bel
éphèbe à demi nu, au torse
transpercé de flèches, version
chrétienne de l’Apollon grec (fig. 9).
Mishima
n’a pas manqué d’analyser cette mutation
remarquable de l’image et le retour triomphal de
l’adonis :
Je
crus deviner que le tableau représentait le martyre
d’un chrétien. Mais comme il était
l’œuvre d’un peintre épris de
beauté, appartenant à
l’école éclectique issue de la
Renaissance, même cette image de la mort d’un saint
chrétien dégageait une forte odeur de paganisme.
Le corps du jeune homme – on aurait pu le comparer
à celui d’Antinoüs, le
bien-aimé d’Hadrien, dont la beauté a
été si souvent immortalisée par la
sculpture – ne montre aucune trace des épreuves du
missionnaire ou de la décrépitude qu’on
trouve dans les représentations d’autres
saints ; au contraire, il n’y a là rien
d’autre que le printemps de la jeunesse, rien que la
lumière, beauté et plaisir.
Son
incomparable nudité blanche rayonne sur un fond de
crépuscule. Ses bras musclés, les bras
d’un garde prétorien accoutumé
à bander l’arc et à manier
l’épée, sont levés selon un
angle gracieux et ses poignets liés sont croisés
juste au-dessus de sa tête. Son visage est
légèrement tourné vers le ciel et ses
yeux grands ouverts contemplent avec une profonde
sérénité la gloire céleste.
Ce n’est pas la souffrance qui erre sur sa poitrine tendue,
son ventre rigide, ses hanches légèrement torses,
mais une lueur d’un mélancolique plaisir, pareil
à la musique. N’étaient les
flèches aux traits profondément
enfoncés dans son aisselle gauche et son
côté droit, il ressemblerait plutôt
à un athlète romain se reposant,
appuyé contre un arbre sombre, dans un jardin.
Les
flèches ont mordu dans la jeune chair ferme et
parfumée et vont consumer son corps au plus profond, par les
flammes de la souffrance et de l’extase suprêmes.
Mais il n’y a ni sang répandu, ni même
cette multitude de flèches qu’on voit sur
d’autres représentations du martyre de saint
Sébastien. Deux flèches seulement projettent leur
ombre tranquille et gracieux sur la douceur de sa peau, comme
l’ombre d’un arbuste tombant sur un escalier de
marbre [10].
« Le printemps de la jeunesse, rien que la
lumière, beauté et plaisir »
– l’absence du sang et de la violence permet
d’éviter la déviation doloriste du
courant chrétien et laisse apparaître la
beauté et la sensualité du corps,
caractérisant le courant païen.
L’écrivain affirme dans la postface du Martyre
de Saint Sébastian que Sébastien est
le premier chrétien tué par l’empereur
romain et le dernier romain massacré par les
chrétiens, dans la mesure où il marque le passage
du monde antique au monde chrétien en incarnant la jeunesse,
la chair et la volupté destinées à
être condamnées par le christianisme [11].
La
peinture est aussi le catalyseur d’une forme
d’expression voisine qui renforce ce penchant pour
l’esthétique classique. Dans Confession d’un masque, le narrateur transcrit
« le poème en prose »
que le jeune héros a écrit quelques
années après la découverte de ce
saint. Dans ce texte inachevé et improvisé,
Mishima décrit la beauté foisonnante
d’un arbre vu par la fenêtre d’une salle
de classe en imaginant qu’il est identique à celui
auquel Saint Sébastien est attaché pour subir la
terrible torture :
Comme je le regardais, mon cœur se mit à tonner. C’était un arbre d’une beauté saisissante. Sur la pelouse il dressait un triangle très droit, nuancé de rondeur ; la lourde masse de sa verdure était supportée par ses nombreuses branches se dressant et s’étalant avec la symétrie équilibrée d’un candélabre et sous la verdure apparaissait un tronc robuste, pareil à une colonne d’ébène. Il était là, cet arbre, parfait, admirablement construit, mais sans rien perdre de la grâce et de la simplicité de la Nature, gardant un silence serein, comme s’il était lui-même son propre créateur [12].
De ce passage se dégage une impression d’ordre, de mesure, de clarté et d’harmonie qui sont les maîtres mots du classicisme inspiré de l’antiquité gréco-romaine. Dans la profusion végétale, on peut observer le triomphe de la raison sur le désordre de l’émotion. Conjugué ensuite à la musique, l’image de l’arbre procure « un plaisir si religieux, si tranquille », pourtant cette musique qui ne peut être assimilée « au lyrisme », mais à l’« enivrement inquiétant » [13], n’a rien de biblique : elle est fondamentalement classique. Ainsi la description picturale confirme la prédilection de l’écrivain pour l’idéal de beauté et de perfection qui caractérise la peinture classique.
[8]
Y. Mishima, Confession d’un masque,
traduit de l’anglais par R. Villoteau, Paris, Gallimard,
« folio », 1997, p. 44.
[9]
Ibid.,
p. 42.
[10]
Ibid.,
p. 43.
[11]
« Postface de Le Martyre de saint
Sébastien », Y. Mishima, Mishima
Yukio zenshû 34 ketteiban : hyôron,
Tokyo, Shinchôsha, 2003.
[12]
Y. Mishima, Confession d’un masque, Op.
cit., pp. 46-47.
[13]
Ibid., p. 47.