Représentation(s) et possession de la
beauté :
méditations cervantines autour
de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de
Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale
- Bénédicte Coadou
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Ce portrait d’Auristela, qui va aussi susciter le
désir
de possession de plusieurs personnages, est une façon
originale
retenue par Cervantès pour reformuler la question de la
figuration. Si les peintres des XVIe et XVIIe siècles
prétendent pouvoir représenter la
beauté et la
perfection divine, Cervantès semble, au contraire, soucieux
de
montrer les limites de toute représentation et va trouver,
dans
les écrits de Platon, les arguments qui lui permettront de
nuancer toutes ces croyances autour de la peinture et de la figuration.
Le Beau et l’Amour étant
systématiquement
associés dans la théorie platonicienne,
Cervantès
va aussi proposer une réflexion visant à affirmer
non
seulement la vanité de la beauté
représentée – d’une
beauté uniquement
interprétée comme belle apparence –,
mais aussi la
vanité d’un amour qui s’attacherait
uniquement aux
qualités de l’enveloppe charnelle de
l’être
aimé. L’introduction de l’image dans les
Épreuves et Travaux de Persilès et
Sigismunda - Histoire Septentrionale
accueille ainsi une méditation sur la relation entre
l’essence et l’apparence, sur la figuration de la
beauté et sur l’amour. En effet, le portrait
d’Auristela permet de distinguer la valeur des sentiments des
différents prétendants de la belle jeune femme en
identifiant ceux qui ne s’intéressent
qu’à sa
beauté physique et qui sont incapables de
détecter la
véritable beauté de l’être,
une beauté
intérieure et non soumise à la variation. Ainsi,
entre
Arnaldo et le Duc de Nemours, Cervantès introduit
déjà une gradation dans leurs sentiments. Le
premier
semble éprouver de véritables sentiments pour
Auristela,
alors que le second, qui l’a découverte par
l’intermédiaire d’un portrait, est
uniquement
envoûté par son image ; son amour est
donc bien
superficiel. Mais le véritable amant, celui qui ne voit pas
simplement Auristela comme une incarnation de Vénus et qui
ne
s’arrête pas à ses seules
qualités physiques,
est bel et bien le héros éponyme,
Persilès.
Le
neuvième chapitre du
dernier livre illustre ainsi la conception du véritable
amour
que Cervantès propose à ses lecteurs. Reprenant
les
attributs associés à la beauté
féminine,
l’auteur décide de les inverser pour offrir un
portrait,
inquiétant et repoussant, d’une Auristela enlaidie
et
malade. Ce portrait, que la narration propose d’Auristela, ne
peut que contraster avec les autres images qui ont pu circuler
jusqu’alors et qui érigeait le personnage
féminin
en véritable incarnation de la Beauté :
Il n’y avait pas deux heures qu’elle était malade, et déjà le rose incarnat de ses joues virait au violet, au vert le carmin de ses lèvres, au jaune topaze les perles de ses dents ; sa chevelure elle-même semblait décolorée, rétrécies ses mains, presque méconnaissables la pose du visage et ses traits naturels. Lui [Persilès], il ne la voyait pas moins belle pour autant, car il ne la regardait pas sur la couche où elle était prostrée, mais en son âme, où elle était gravée [41].
Face à l’avancée de la maladie
qui
dégrade irrémédiablement la
beauté
d’Auristela, les sentiments du Duc de Nemours vont bien vite
décroître : l’original ne
correspond plus du
tout à cette belle image qu’il adorait et
idolâtrait. En revanche, l’amour de
Persilès restera
intact. De fait, pour signifier la force de cet amour
sincère,
Cervantès en appelle à un autre topos,
celui du
portrait de la femme gravé dans le cœur. La
véritable image de l’être
aimé ne peut, en
aucun cas, être représentée par un
pinceau humain,
car elle est d’une tout autre nature. Intérieure
et
abritée par le cœur et l’esprit de
l’amant,
l’image de l’être aimé ne peut
être
réduite à une représentation
matérielle, en
deux ou trois dimensions, qui serait forcément imparfaite et
inexacte. Dans l’œuvre, l’apparition du
portrait
féminin nourrit donc une réflexion sur
l’Amour qui
s’avère, lui aussi, double : profond et
sincère ou superficiel et
éphémère.
Cervantès s’empare donc de cette
équation qui
consiste à associer la dualité de
l’Amour à
la dualité de la Beauté ; cette
assimilation
rappelle le tableau du Titien, apprécié des
Espagnols.
Dans Description de l’amour (fig.
7),
l’Amour
sacré et l’Amour profane sont
personnifiés sous des
traits féminins et Titien entérine et illustre,
à
sa manière, cette dualité féminine qui
semble
irréductible et l’associe aussi à des
notions
philosophiques. À partir de ces idées largement
diffusées quant à la dualité de la
figure
féminine tour à tour, Vénus ou Marie
et à
un amour, lui aussi, de deux ordres, l’amour sacré
et
l’amour profane, mais aussi profond et
éphémère, Cervantès met en
garde ses
lecteurs contre les pouvoirs séducteurs de l’image
et
contre un sentiment superficiel qui n’est en rien
l’Amour
véritable. Car ce dernier n’est pas un culte
voué
à l’image de l’être
représenté,
ni même à sa beauté physique.
En
développant de telles
considérations sur l’Amour et sur la
Beauté,
Cervantès propose bel et bien un discours de
l’écart face aux traités sur la
peinture et aux
idées communément partagées sur la
représentation de la beauté. Dans une veine
platonicienne
et en sollicitant d’autres topoï
connus de ses lecteurs – comme celui du portrait
gravé
dans le cœur –, il rappelle que la
véritable
Beauté ne peut être logée que dans
l’esprit
et dans le cœur de l’amant. Ce faisant,
Cervantès
interroge aussi la légitimité des aspirations des
peintres de son temps qui tentent de rivaliser avec la
Création
et qui détournent parfois leurs spectateurs de
problématiques plus profondes. Le portrait est lui aussi
double,
car s’il est souvent utile et agréable, il peut
aussi
faire oublier ce qui importe vraiment – l’essence
de
l’être –, en brandissant le
séduisant
écran que sont les apparences et l’image.
Cervantès
ne remet pas en cause l’utilité des arts visuels,
mais il
ne partage pas toujours le point de vue de certains
théoriciens
de la peinture. À ses yeux, l’art de la figuration
doit
prendre conscience de ses propres limites et le peintre ne doit pas
pécher par vanité ni par orgueil en
prétendant
atteindre la perfection : les tendances au réalisme
et
l’affirmation de la toute-puissance de la peinture que
l’auteur constate et que les traités
prônent lui
paraissent constituer de véritables dérives.
Aussi,
va-t-il chercher à expliciter les limitations et les dangers
de
l’image en proposant un discours pétri de
considérations platoniciennes : l’image
est bien
souvent séductrice et peut détourner les hommes
de leur
véritable quête. Se souvenant des observations
présentes dans les traités sur la peinture
– comme
le caractère mercantile de l’art
évoqué par
Francisco de Holanda –, Cervantès met ainsi ses
lecteurs
en garde contre un monde dominé par les images qui ne serait
alors que pure illusion, comme le décrivait Platon dans le
mythe
de la caverne où les hommes prendraient
« pour des
objets réels les ombres qu’ils
verraient »
[42].
Si l’imprimerie a suscité une
véritable
révolution et si l’on a pu parler de la Galaxie
Gutenberg
[43],
il ne faut pas négliger les bouleversements
provoqués par la multiplication des images dans
l’Espagne
des Siècles d’Or. C’est
d’ailleurs ce poids de
l’image que l’historien Jacques Le Goff avait
déjà souligné en affirmant que
« le
sermon, l’image peinte ou sculptée sont, en
deçà de la galaxie de Gutenberg, les
nébuleuses
d’où cristallisent les
mentalités. »
[44].
L’introduction
de
l’image dans l’œuvre posthume de
Cervantès est
donc révélatrice de la capacité de
l’auteur
à prendre la mesure de ce phénomène et
c’est
sous la forme de mises en garde qu’il introduit ses
observations
en mettant en scène l’image dans des
épisodes qui
en illustrent les limites. L’apport substantiel de
Cervantès par rapport aux théories de son temps
consiste
ainsi à affirmer l’existence d’une
Beauté
d’un autre ordre : comme Persilès qui
regarde sa
bien-aimée avec son cœur et non avec ses yeux,
Cervantès invite ses lecteurs à garder cette
capacité à aller au-delà des
apparences.
Favorable
à un
dépassement des oppositions, Cervantès cherche
enfin
à désenclaver les arts et les
réflexions et
c’est dans cette perspective que
l’intérêt
suscité par la peinture à l’aube du
XVIIe
siècle deviendra l’occasion idéale pour
se pencher
sur cette pratique artistique qui présente de nombreuses
similitudes avec le travail d’écriture et
l’invention de fictions. Loin de
s’ériger en
praticien ou en théoricien d’un art dont il
méconnaît certaines
réalités,
Cervantès aborde ces interrogations en esthète.
Puisque
la peinture et la poésie sont sœurs, les auteurs
sont sans
doute les plus à même de mettre en garde contre
les
dérives d’une adoration de l’image.
[41]
Ibid., p. 873.
[42]
Platon, La République, Paris, Garnier
Flammarion, 1966, p. 273.
[43]
M. Mc Luhan, La Galaxie Gutenberg, la genèse de
l’homme typographique, Paris, Gallimard,
« Idées », 1977.
[44]
J. Le Goff, « Les mentalités : une histoire
ambiguë », dans Faire
l’histoire, Ibid.,
J. Le Goff et P. Nora (Ed.), t. III, Paris, Gallimard, 1974,
p. 88.