Représentation(s) et possession de la
beauté :
méditations cervantines autour
de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de
Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale
- Bénédicte Coadou
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Les
représentations de la Vierge ne se retrouvent
d’ailleurs pas uniquement dans les espaces publics et la
présence d’images mariales dans les inventaires de
biens des Espagnols des XVIe et XVIIe siècles atteste que
ces figures se sont aussi glissées dans la sphère
privée. À cet égard, les archives
notariées de Madrid, les sections intitulées
« images » ou
« peintures » des inventaires post-mortem
de biens des XVIe et XVIIe siècles, permettent
d’identifier les images et les tableaux
possédés par les défunts. Or, trois
catégories principales se dessinent permettant de
définir les images féminines les plus
diffusées. Les images religieuses forment le groupe le plus
important confirmant ainsi que le Christ, la Vierge, les Saintes et les
Saints se sont aussi introduits dans l’espace domestique des
Espagnols, toutes catégories sociales confondues. Les images
de la Vierge, par exemple, se retrouvent dans les inventaires de biens
du charpentier Juan González en 1606 (acte
notarié n° 1294), mais aussi dans ceux du duc de
Medinaceli en 1607 (acte notarié n° 2001), ou encore
du libraire Martin de Beva en 1635 (acte notarié n°
4761) et d’Ana del Castillo, l’épouse du
médecin de chambre de Sa Majesté en 1638 (acte
notarié n° 6753) [6]. Les images
païennes
d’inspiration gréco-latine –
Vénus et Cupidon étant les figures les plus
fréquemment recensées – viennent former
le deuxième groupe, tandis que les portraits de personnages
célèbres – rois, princesses ou ducs,
par exemple – constituent la dernière
catégorie d’images. Les deux images
féminines qui apparaissent ainsi le plus
fréquemment sont donc la Vierge dont l’image
n’est plus réservée aux seuls lieux
sacrés puisqu’elle a aussi envahi la
sphère privée et cette Vénus que
Sandro Botticelli a peinte en reprenant les canons de la statuaire
grecque (fig.
3).
La
représentation de la femme aux Siècles
d’Or paraît alors se résumer, de
façon assez paradoxale, à deux figures qui sont
tout à la fois opposées et cependant bien souvent
associées dans les esprits des contemporains de
Cervantès. Ces figures incarnent ainsi les deux
pôles entre lesquels oscille la représentation
féminine aux XVIe et XVIIe siècles et, comme le
souligne Michel Moner :
Ainsi, Vénus et Marie confondent-elles leurs emblèmes, comme pour perpétuer l’éternel paradigme de l’éternel féminin : celui de la femme aux deux visages, Ève et la Nouvelle Ève, la tentatrice et la rédemptrice, la femme de la chute, et celle du rachat, aux sources du péché et de la rédemption [7].
L’association entre ces deux figures, d’ailleurs souvent représentées avec des attributs identiques, n’a pas surgi ex nihilo. Elle trouve son origine dans le Banquet [8] de Platon et apparaît aussi dans les traités italiens dès le XVe siècle. Georges Didi-Huberman résumera cet étrange phénomène d’assimilation de la dualité en convoquant les œuvres de deux penseurs italiens, Politien et Savonarole, et en remarquant que :
Entre les Stanze de Politien et les Trattati de Savonarole, nous assistons de fait à une rigoureuse, une structurale inversion des mêmes termes : façon de dire la distance, mais aussi une paradoxale proximité. Façon de nommer un nœud dialectique. Ainsi, là où Politien pouvait jouer sur le glissement étymologique de l’écume de mer (aphros) au nom grec de la déesse païenne (Aphrodite), Savonarole proposera – sur un tout autre ton, bien sûr – le glissement de la « mer » (mária) à la « mère », et de celle-ci à « Marie » (María), l’unique déesse des chrétiens [9].
Les troublantes similitudes dans les démarches de Politien et Savonarole légitiment – ou, du moins, annoncent – la comparaison, voire l’assimilation qui se produit dans les esprits entre deux figures féminines, cette Vénus-Aphrodite d’origine païenne et cette Vierge chrétienne, et ce, dès le XVe siècle. Georges Didi-Huberman ajoute, en effet, que :
Cette évidence trouve une confirmation iconologique dans la référence – commune chez presque tous les humanistes florentins du Quattrocento – au « dédoublement » de l’Amour tel que l’avait exposé un passage célèbre du Banquet de Platon : « Si donc il n’y avait qu’une Aphrodite, il n’y aurait qu’un Amour. Mais comme elle est double, il y a de même, nécessairement, deux Amours. » Il ne fait pas de doute qu’existaient, dans le ciel d’idées d’un peintre humaniste tel que Botticelli, deux Vénus, respectivement nommées Venus cœlestis, la céleste, et Venus naturalis, la vulgaire [10].
Cette dualité de l’image
féminine se retrouve donc matérialisée
dans les tableaux italiens et elle transparaît aussi,
à une autre échelle, dans la conception de la
figure féminine partagée par les Espagnols des
Siècles d’Or : ces derniers
possèdent tout aussi bien des images de Vénus et
Cupidon – un couple qui rappelle étrangement la
version chrétienne de la Vierge et l’Enfant
– que de Marie.
Cette image
double de la femme diffusée dans l’Espagne des
XVIe et XVIIe siècles suscite
l’intérêt de Cervantès qui
tentera de l’expliquer en rappelant, par exemple, que les
lieux de culte de ces deux divinités se sont aussi
curieusement superposés au fil du temps. Miguel de
Cervantès met ainsi en évidence un
phénomène de permanence, bien que
l’objet de vénération ait
changé, Vénus cédant la place
à la Vierge. Un culte en remplace un autre et
s’approprie alors le lieu et le symbolisme de celui
qu’il souhaite remplacer :
De Trujillo ils prirent, deux jours plus tard, le chemin de Talavera, où ils découvrirent que se préparait la grande fête de la Monda, dont l’origine remonte bien avant la naissance du Christ, et que les chrétiens ont si bien perfectionnée et parachevée que, si les païens la fêtaient jadis en l’honneur de la déesse Vénus, on la fête aujourd’hui en l’honneur et à la louange de la Vierge des vierges [11].
Cette
explication apportée par Cervantès pour
comprendre l’identification, ou du moins, la
référence aux fêtes de las Mondas [12]
est aussi un exemple de l’association si fréquente
à l’époque entre Vénus et la
Vierge et elle semble déjà annoncer les
fondements de la réflexion que le Manchot de
Lépante va développer au fil des pages. Il
évoque, en passant, la continuité de cette
attitude d’adoration des images, et notamment de figures
féminines, et relève aussi
l’assimilation troublante qui se produit entre deux figures
féminines : l’image de la femme semble
pouvoir revêtir indifféremment deux apparences
– celles de Vénus et de Marie, de la
déesse païenne et de la déesse
chrétienne – et se caractérise donc par
la dualité. La figure féminine, par sa
complexité, serait-elle vouée à rester
double et pourrait-elle être
représentable ?
Notons
aussi que ces deux figures féminines sont aussi souvent
traitées de la même façon par les
peintres. Symbolisant un idéal féminin et
incarnant tout à la fois la beauté et la
divinité, la déesse de l’Amour et la
Vierge paraissent poser les mêmes difficultés aux
artistes qui souhaitent les figurer, et ces derniers ont
d’ailleurs dû élaborer des techniques et
méditer sur la façon dont il convenait de rendre
cette perfection, ce caractère divin et cette
beauté sans commune mesure. Les peintres italiens et
espagnols se sont donc confrontés à ces questions
liées à leur tâche de
représentation comme en témoigne la
multiplication des traités sur la peinture,
rédigés dans les péninsules Italienne
et Ibérique dès le XVe siècle. Les
premiers ouvrages verront le jour en Italie et se
présenteront comme des guides élaborés
par des peintres désireux de doter cet art d’un
appareil théorique, car il convient, en effet,
d’affirmer la grandeur de la peinture tout en montrant la
voie à suivre aux peintres souhaitant atteindre la
perfection dans l’art de la représentation. Ce
mouvement gagne bientôt la péninsule
Ibérique et le premier traité de peinture, Da
Pintura Antiga du Portugais Francisco de Holanda [13]
sera
publié en 1548 et traduit dès 1563 en castillan,
marquant ainsi le point de départ d’un
intérêt croissant pour les arts visuels au
Portugal et bientôt en Espagne. Un siècle plus
tard, les considérations autour de l’iconographie
que l’on retrouve dans l’Art de la
Peinture de Francisco Pacheco, publié
à titre posthume en 1649 [14],
révèlent que les interrogations
suscitées par la tâche de
représentation des figures sacrées notamment, et
de la Vierge, par exemple, sont toujours aussi présentes.
En effet,
comment représenter la Vierge ? Et comment figurer
la Beauté céleste ? Le
onzième chapitre de l’Art de la Peinture
de Francisco Pacheco, « Avertissements importants,
pour certaines histoires sacrées, concernant la
vérité et la justesse avec lesquelles il faut les
peindre, en accord avec les Sainte Écritures et les Docteurs
de l’Église » [15]
est, à cet égard, particulièrement
révélateur puisqu’il amorce les
considérations du peintre et théoricien sur les
enjeux spécifiques de la peinture sacrée et
témoigne de la nécessité de la
codifier. Xavier Bray rappelle le rôle joué par le
Concile de Trente et les conséquences induites par cette
place grandissante de l’image [16] :
devenant alors
un véritable enjeu, elle fait l’objet de
contrôle et d’un scrupuleux travail de
définition. En outre, il convient aussi de souligner
l’émergence d’une tendance
particulièrement remarquable dans ces deux arts que sont la
peinture et la sculpture : la vraisemblance. La recherche du
réalisme, considéré comme un
impératif lorsqu’il s’agit
d’une image sacrée, devient peu à peu
une priorité pour les peintres et les sculpteurs du XVIIe
siècle, car il semble garantir un puissant effet sur les
spectateurs et favorise le sentiment d’admiration et de
dévotion recherché par les artistes.
Prônée par le Concile de Trente, la vraisemblance
incite aussi les peintres et les sculpteurs à rivaliser de
créativité et à découvrir
des techniques innovantes qui confèreront à leurs
créations cette force de persuasion nécessaire
pour emporter l’adhésion du spectateur, pour
l’émouvoir et, dans le cas des œuvres
religieuses, pour susciter la dévotion. Ainsi, comme le
remarque Xavier Bray, l’incrustation d’yeux en
verre et de dents en ivoire dans les sculptures du XVIIe
siècle [17] trahit cette recherche
d’une
vraisemblance troublante qui ne manque pas de soulever les
interrogations de Cervantès en particulier, quant
au rôle des peintres et quant à leurs aspirations.
Méditant sur la tension entre création et
imitation, déjà relevée par
Léonard de Vinci dans son traité
rédigé à la fin du XVIe
siècle, les peintres italiens puis espagnols
découvrent les possibilités offertes par
l’art qu’ils cultivent :
L’artiste est donc à la fois – et sans que cela paraisse contradictoire – créateur de nouveauté et imitateur de la nature. Ainsi que l’affirme avec clarté Léonard, l’imitation est, d’une part, étude et inventivité restant fidèle à la nature car elle recrée l’intégration de chaque figure avec l’élément naturel, d’autre part, activité nécessitant une innovation technique (par exemple, le célèbre sfumato de Léonard, qui rend énigmatique la Beauté des visages féminins) et non pas répétition passive des formes [18].
Le critère de vraisemblance – d’imitation fidèle de la nature – est interprété avec de plus en plus de rigueur par les théoriciens, mais aussi par les peintres qui prétendent même rivaliser avec le Créateur. Plus l’illusion du réel sera ménagée, plus le tableau fera l’objet d’admiration et la beauté de la figure représentée se gravera dans les esprits des spectateurs. Tous ces traités sur la peinture participent ainsi à l’avènement des arts visuels aux XVIe et XVIIe siècles et les peintres n’hésiteront bientôt plus à exprimer leurs certitudes quant à leur capacité à imiter, voire à dépasser la nature.
[6]
Inventaires de biens provenant de l’Archivo
Histórico de Protocolos de Madrid.
[7]
M. Moner, « La femme-étoile :
esquisse d’une mythologie cervantine », Hommage
à Alain Milhou - Les Cahiers du C.R.I.A.R,
Études réunies et
présentées par N. Harwich, n°21, 2002, p.
240.
[8]
Platon, Le Banquet, Paris, Les Belles Lettres,
« Classiques en poche », 2010.
[9]
G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris,
Gallimard, « Le temps des
images », 1999, p. 50.
[10]
Ibid., p. 12.
[11]
M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
Op. cit., p. 747.
[12]
J. Caro Baroja, « Las "Mondas" de
Talavera », dans Ritos y Mitos
equìvocos, Madrid, Ediciones Istmo, 1974, p. 34.
[13]
F. de Holanda, Da Pintura Antiga, éd.
José da Felicidade Alves, Lisbonne, Livros Horizontes, 1984.
[14]
F. Pacheco, Arte de la Pintura, su Antigvedad y Grandezas,
Sevilla, Simon Faxardo, 1649.
[15]
« De
advertencias importantes en algunas Istorias sagradas, acerca de la
verdad i acierto con que se deven pintar, conforme a la Escritura
divina i Santos Dotores », Ibid.,
p. 470.
[16]
« Le
décret du Concile de Trente sur les images
sacrées,
datant de 1563, stipulait spécifiquement un certain nombre
d’impératifs pour les images faisant
l’objet de
vénération. Elles devaient représenter
des
histoires vraies, non fausses ou apocryphes ; elles devaient
respecter la convenance ; elles devaient être
ressemblantes ; et leurs qualités
émotionnelles et
expressives devaient non seulement inspirer la dévotion,
mais
aussi élever les figures sacrées
représentées. Philippe II et ses successeurs,
ainsi que
les évêques espagnols surveillaient la mise en
application
de ces impératifs. Nous savons que l’Inquisition
nommait
des artistes comme censeurs, en charge de vérifier et
d’examiner les images ». / « The
decree of the
Council of Trent on sacred images, dating from 1563, specifically
stipulated a number of obligatory prerequisites for images that were
the subject of veneration. They should depict true, not false or
apocryphal stories ; they should be decorous in
nature ; they
should be likelife ; and their emotional and expressive
qualities
should inspire not only devotion but also emulation of the sacred
figures depicted. Philip II and his successors as well as the Spanish
bishops monitored the implementation of these requirements. We know
that the Inquisition appointed various artists as censors, who were
responsible for checking and examining images » (X.
Bray, The Sacred made real, Op. cit.,
p. 49).
[17]
« The
seventeenth century – the period on which this essay focuses
– was exceptional in Spanish art history for the levels of
realism to which its artist aspired. In contrast to sculptors
from
sixteenth century such as Alonso Berruguete (1488-1561) and Gaspar
Becerra (1520-1568) who emulated the Italian idealisation of
Michelangelo, seventeenth-entury scupltors like Juan de Mesa attempted
instead to make their sculpture increasingly lifelike and realistic.
Some sculptors introduced glass eyes and tears, and even ivory
teeth » (Ibid., p. 18).
[18]
Histoire de la Beauté , sous la
direction d’U. Eco, Paris, Flammarion, 2004, p. 178.