Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale
- Bénédicte Coadou
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Fig. 1. A. Pérez, Virgen de la Antigua, XVIe s.
Fig. 2. J. M. Montañés, Vierge de l’Immaculée
Conception, v. 1628
Dans la dernière œuvre qu’il offre
à son public, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale [1],
publiée à titre posthume en 1617, Miguel de
Cervantès réinterroge la tradition de l’ekphrasis
picturale et accorde, de la sorte, une place de choix à
l’image. Le précepte « ut
pictura poesis », formulé par
Horace dans son Art Poétique [2],
n’est plus uniquement considéré comme
un simple topos qu’il convient de
respecter aveuglément : au contraire,
l’auteur de Don Quichotte
décide d’en proposer une nouvelle lecture et de le
mettre à l’épreuve en confrontant
l’image et le récit dans divers
épisodes de son testament littéraire. Face
à la présence grandissante des images dans la
société espagnole de la fin du XVIe
siècle et du début du XVIIe siècle,
mais aussi face à l’émergence et
à la définition d’une
théorie de la peinture, Miguel de Cervantès
élaborera sa propre réflexion autour de
l’image et de la figuration, enrichissant et complexifiant
son discours sur l’art qu’il avait, jusque
là, essentiellement circonscrit à
l’écriture.
Parmi les
multiples productions picturales qui coexistent dans
l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, le portrait
semble avoir retenu plus particulièrement
l’attention de l’auteur des Épreuves
et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire
Septentrionale. Rappelons que le culte des images et
notamment celui de la Vierge est une pratique bien ancrée
dans l’Espagne post-tridentine et que ce
phénomène suscite de nombreuses interrogations.
Quel est, en effet, le véritable pouvoir exercé
par l’image ? En outre, le nouveau statut
qu’acquiert le peintre aux Siècles d’Or
et les préceptes diffusés dans les
traités sur la peinture incitant les créateurs
à rivaliser avec la nature et à
prétendre pouvoir, par leur art, figurer la
beauté et la divinité n’ont pas
manqué d’interpeller l’esprit critique
de Miguel de Cervantès. La question de la figuration se pose
de façon encore plus cruciale lorsqu’il
s’agit de représenter une femme, car peut-on
prétendre rendre compte de la complexité
d’un être en le réduisant à
une image bidimensionnelle et immobile ? Est-il possible de
rendre parfaitement, dans un tableau, la beauté
d’une femme qui serait alors considérée
dans sa seule matérialité ? La
figuration ne serait-elle pas, en dernier lieu, limitation de
l’être plutôt que
représentation parfaite de sa
complexité ? Toutes ces questions et ces
observations poussent l’auteur des Épreuves
et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire
Septentrionale à exprimer ses doutes et
à formuler son point de vue en se fondant sur la
théorie platonicienne. La réflexion sur
l’image, mais aussi la méditation sur les
relations que peuvent entretenir ces « deux
sœurs » que sont la peinture et la
poésie vont bien vite conférer au testament
littéraire de Miguel de Cervantès
l’apparence d’un discours de
l’écart. Remettant en cause
l’affirmation – en germe –
d’une toute-puissance des arts visuels et de leur
supériorité, l’auteur médite
non seulement sur ce véritable culte voué aux
images dans l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles,
mais il tente aussi de mettre en garde ses lecteurs contre une
société dominée par les apparences.
Images de la femme et représentation de la beauté dans l’Espagne des Siècles d’Or
L’apparition
de portraits féminins dans l’ouvrage posthume de
Cervantès et la problématique de la
représentation de la beauté que
l’auteur y expose invitent à orienter, en premier
lieu, notre regard sur le contexte de création –
en définissant la présence des portraits et des
images féminines circulant dans l’Espagne des
Siècles d’Or et en adossant ces données
aux théories de la représentation de la
beauté diffusées à la même
période. Or, force est de constater que l’Espagne
pré et post-tridentine est sillonnée par les
images : la culture du baroque correspond, à
l’évidence, à
l’avènement du sens de la vue et l’image
est érigée à une place
qu’elle n’avait jamais occupée
jusqu’alors. Dans ce panorama, le portrait jouit
incontestablement des faveurs des peintres et des Espagnols des XVIe et
XVIIe siècles : parfois utilisée comme
outil de propagande ou comme objet de dévotion, la
représentation des êtres devient une
tâche récurrente que la
société assigne aux peintres. Ces derniers jouent
donc un rôle essentiel dans la diffusion d’un
idéal féminin et dans la formation de
l’image de la beauté que les Espagnols des XVIe et
XVIIe siècles vont collectivement partager.
L’image de la femme qui circule alors est double puisque les
deux figures féminines les plus souvent
représentées sont la Vierge Marie et
Vénus. En effet, elles paraissent incarner un
idéal féminin qui suscite l’admiration
de tous et leur image fait l’objet d’un
véritable culte. Le portrait se pare d’enjeux
religieux et esthétiques, tandis que les
réflexions relatives à la
représentation s’orientent chaque fois plus vers
l’affirmation d’un réalisme,
jugé plus probant pour émouvoir et
délecter le spectateur, après avoir
privilégié, durant le XVIe siècle, le
travail d’idéalisation des figures. Les peintres
semblent capables de tout représenter : ils
entreprennent de figurer les divinités et
prétendent donner à voir, dans leurs tableaux, la
Beauté et l’idéal féminin.
De telles affirmations ne sont-elles pas le signe d’une
ambition démesurée ?
L’image
s’est véritablement imposée dans la
société espagnole des XVIe et XVIIe
siècles : elle apparaît dans les
églises car elle constitue un appui indispensable pour
renforcer le sentiment religieux ; elle se présente
dans la sphère publique comme un outil extrêmement
utile – de diffusion ou de propagande – et on la
retrouve aussi dans la sphère privée. La
multiplication des images est un phénomène
caractéristique de l’Espagne des
Siècles d’Or et c’est pourquoi elle a
retenu l’intérêt de Miguel de
Cervantès. Ce dernier a déjà eu
l’occasion de relever la place grandissante
occupée par l’image mariale et,
lorsqu’il l’évoque, il n’omet
pas de souligner le statut particulier acquis par la figure de la
Vierge ainsi que la dévotion dont celle-ci fait
l’objet. Citons, en guise d’exemple, la
première partie de Don Quichotte
où la jeune Zoraïda s’extasie devant les
représentations de la Vierge
Marie qu’elle découvre dans
l’église :
Nous allâmes tout droit à l’église, rendre grâces à Dieu pour le bien que nous avions reçu ; et à peine Zoraïda y fut-elle entrée, qu’elle s’écria qu’il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lela Marién. Nous lui répondîmes que c’étaient ses images, et le renégat lui donna à entendre de son mieux ce qu’elles signifiaient, afin qu’elle les adorât comme si chacune d’elles eût été véritablement cette Lela Marién qui lui avait parlé [3].
Dans ce passage, l’acte de dévotion est expliqué à la belle mauresque, dont l’étonnement est volontairement mis en évidence par la narration : l’existence des images sacrées est ainsi présentée comme une particularité espagnole et semble soulever un certain nombre d’interrogations. La volonté de Miguel de Cervantès d’attirer l’attention de ses lecteurs sur un phénomène digne d’intérêt – ces figures peuplant les lieux sacrés – est d’ailleurs confirmée par la réapparition de ces images mariales dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale. En effet, lorsque les personnages arrivent dans le monastère de Guadalupe, l’admiration atteint son paroxysme avec l’évocation de la représentation de la Vierge :
À peine les dévots pèlerins eurent-ils mis le pied dans l’une des deux entrées qui mènent à la vallée formée et enserrée par les hautes sierras de Guadalupe que de nouveaux sujets d’admiration vinrent, à chaque pas qu’ils faisaient, saisir leurs âmes ; mais là où elle atteignit son comble, c’est quand ils virent le grandiose et somptueux monastère, dont les murailles enserrent l’image sacrée de l’impératrice des Cieux ; l’image sacrée, dis-je, qui est liberté des captifs, lime de leurs fers et soulagement de leurs souffrances ; l’image sacrée qui est guérison des maladies, consolation des affligés, mère des orphelins et réparation des infortunes [4].
Relevant l’importance de ce culte voué aux images de la Sainte Vierge et l’insérant dans un passage où la narration adopte, à dessein, un ton enflammé, Cervantès esquisse ainsi le contexte de cette Espagne post-tridentine qui confère à l’image un rôle de premier plan. Comme le rappelle Xavier Bray [5] le décret de 1563 du Concile de Trente réaffirmait, en effet, la légitimité de la vénération des images en réaction à Calvin, par exemple, qui la condamnait et la jugeait comme une insupportable idolâtrie : spécificité des nations catholiques, l’image pieuse va bien vite proliférer dans les églises et la dévotion grandissante dont la figure mariale fait l’objet en est une illustration remarquable. Les représentations de la Vierge se multiplient donc dans l’Espagne des Siècles d’Or et on les retrouve, sous différentes formes, dans cet espace sacré si important que constituait alors l’église. Citons à titre d’exemple, la Virgen de la Antigua probablement réalisée par Antón Pérez (fig. 1) – une image en deux dimensions, dont la dorure attire irrémédiablement le regard et marque le procédé d’idéalisation indispensable à la représentation d’une figure sacrée – ou encore la sculpture, attribuée à Juan Martínez Montañés (fig. 2) – dont le caractère tridimensionnel et la technique employée témoignent de la recherche accentuée d’un réalisme de la part des sculpteurs du XVIIe siècle. Par la simple évocation du culte marial dans ses œuvres, Cervantès témoigne de l’avènement de l’image qui se produit alors et de l’engouement pour la figure mariale. Rappelons, à ce propos, que le rôle de l’image est reconnu et même proclamé par le Concile de Trente et que les artistes espagnols, peintres et sculpteurs, sont incités à redoubler d’inventivité et d’effort pour offrir aux fidèles des représentations satisfaisantes et convaincantes de la Sainte Vierge.
[1]
M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
dans Œuvres romanesques complètes II,
Édition publiée sous la direction de J.
Canavaggio, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la
Pléiade », 2001.
[2]
Horace, Art Poétique - Épitre aux
Pisons, dans Œuvres, Paris,
Garnier Flammarion, 1967, pp. 259-271.
[3]
M. Cervantès, Don Quichotte I, dans Œuvres
romanesques complètes I, Édition
publiée sous la direction de J. Canavaggio, Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 2001, pp. 795-796.
[4]
M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
Op. cit., p. 740.
[5]
« There
is no doubt that the Council of Trent
re-affirmed the legitimacy of the veneration and cult of images,
reacting against the extreme views of Calvin who considered that
Catholics had made images the object of idolatry and
superstition », X. Bray, The
Sacred made
real - Spanish Painting and Sculpture 1600-1700, Londres,
National Gallery Publications, 2009, p. 45. Lire également
A. Rodríguez G. de Ceballos, « La
repercusión en España del decreto del Concilio de
Trento acerca de las imágenes sagradas y las censuras al
Greco », El Greco :
Italy and
Spain, J. Brown et J.M. Pita Andrade (éds),
Washington, National Gallery of Art, 1984, pp.153-184.