Représentation(s) et possession de la beauté :
méditations cervantines autour de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale

- Bénédicte Coadou
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Fig. 4. F. de Zurbarán, L’Immaculée
Conception
, v. 1640

Fig. 5. F. de Zurbarán, L’Immaculée
Conception
, 1630-1635

Fig. 6. J. de Juanes, L’Immaculée
Conception
, 1535-1540

Conclusions d’un auteur pétri des conceptions platoniciennes ou les limites et les dangers de la figuration

 

      Face aux affirmations sur la possible figuration de la beauté et face à la tendance sensible dans les traités à sous-entendre que la peinture peut même prétendre surpasser la nature, Cervantès émet d’importantes nuances et décide de les mettre en scène dans son testament littéraire. Dans Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, nous assistons ainsi à la formulation d’un discours de l’écart que Cervantès organise au fil des épisodes où surgissent les portraits d’Auristela. La réflexion engagée sur l’image va ainsi de pair avec une seconde, bien plus profonde, sur la figuration et sur la beauté. En effet, dans une société où le culte des images est autorisé et même formalisé, ne faut-il pas impérativement définir le statut de l’image et préciser la nature véritable de toute représentation ? La méditation que Cervantès entreprend dans son dernier ouvrage prend alors l’apparence d’un avertissement adressé aux lecteurs afin que ces derniers ne se laissent pas séduire par ces images et qu’ils ne se détournent pas de problématiques plus essentielles. La beauté, par exemple, est une notion complexe qui peut donner lieu à une diversité d’interprétations : la beauté physique et matérielle est, certes, une donnée représentable, mais elle n’est pas assimilable à la Beauté véritable. La problématique du portrait se fait ainsi l’occasion pour Cervantès de remémorer certains pans de la pensée platonicienne et de proposer un discours qui rompt avec les affirmations énoncées dans les traités sur la peinture.
      Les différents passages où des œuvres d’art sont convoquées et où l’image prend le devant de la scène offrent à Cervantès la possibilité de distiller ses remarques et ses nuances quant à la toute-puissance de la peinture. Il met en évidence les facettes matérielles de cet art et insiste aussi sur certaines caractéristiques qui seraient critiquables du point de vue de la morale. L’auteur évoque, enfin, des défaillances esthétiques que nulle figuration ne peut, semble-t-il, pallier, refusant ainsi de reconnaître aux artistes la capacité d’égaler ou de faire mieux que le Créateur. Ainsi, dans l’épisode des faux captifs où le tableau est convoqué, le contexte exposé par la narration permettra de dévoiler la véritable nature de l’œuvre picturale. Rappelons que les deux étudiants qui tentent de se faire passer pour des anciens captifs afin de recevoir l’aumône, utilisent l’image à des fins peu louables. Le tableau sert donc d’appui au mensonge et les déictiques qui apparaissent dans le discours illustrent les attentes des étudiants quant à la force de persuasion de l’image :

 

Ce bateau, que vous voyez ici en taille réduite, comme le veut la peinture, est une galiote à vingt-deux bancs, dont le maître et capitaine est le Turc qui est là, debout, à arpenter le coursier ; il tient à la main un bras, qu’il a coupé à ce chrétien que vous voyez là-bas, et il s’en sert de fouet pour en cingler les autres chrétiens amarrés à leurs bancs : c’est qu’il craint d’être rattrapé par ces quatre galères, que vous voyez, ici, lui donner la chasse et gagner sur lui [33].

 

Les deux étudiants souhaitent tromper leurs spectateurs et voient dans le tableau un instrument extrêmement utile pour y parvenir plus aisément, car l’image emporte la conviction de leurs interlocuteurs qui, fascinés par la toile peinte, en oublient d’exercer leur sens critique quant au récit narré ou à l’identité des deux faux-captifs. Le pouvoir de l’image est de nouveau mis en scène sous la plume de Cervantès et est dénoncé. Ce qui est représenté sur une toile paraît plus vrai et l’image facilite, en outre, l’effort de représentation que doit réaliser le spectateur-auditeur du récit des faux captifs. Dans le même temps, cet épisode se fait aussi rappel de l’essence mensongère de toute image : toute représentation est illusion et n’est qu’une interprétation de la réalité – cette dernière pouvant s’avérer bien différente de ce que le peintre donne à voir. Le dénouement de l’épisode invite, d’ailleurs, à méditer sur la puissance véritable du tableau : en effet, malgré le garant que constituait la toile, l’« imposture » [34] des deux étudiants de Salamanque sera bientôt découverte par l’un des maires qui, par son expérience de la captivité dans la ville d’Alger, sera en mesure de déceler les incohérences et les inexactitudes du récit des faux captifs. Relevant l’écart irréductible entre l’objet représenté et sa représentation, Cervantès entreprend donc de démontrer les limites et les dangers de la figuration. Ce faisant, il invite son lecteur à poursuivre le questionnement initié, à observer avec attention les images qui l’entourent et à se méfier des utilisations qui en sont faites. Cet épisode qui rappelle le caractère illusoire et mensonger de toute représentation pose ainsi les fondements de la réflexion que Cervantès va bientôt appliquer au portrait : celui-ci est aussi, avant tout, une lecture et une interprétation de la réalité. Même s’il est particulièrement ressemblant, le portrait n’en reste pas moins une image imparfaite et inexacte de l’être représenté.
      Il est vrai que le portrait est une œuvre particulièrement complexe. À la fois objet et média, il peut être possédé par un individu ou susciter le désir de possession ; il transmet, en outre, une image de l’être représenté qui n’est, irrémédiablement, qu’une interprétation de cet être. Le portrait d’Auristela en pied, foulant un globe et portant une couronne brisée, doit donc être relu à la lumière de ces remarques. Passage apparemment mystérieux, il a déjà fait l’objet de divers commentaires critiques dont celui de Michel Moner [35] ou celui de Michael Nerlich qui a interprété la couronne brisée comme une représentation de la division de l’Église [36]. Le langage religieux est, en effet, indispensable pour lire cette représentation d’Auristela explicitement associée à Vénus et, implicitement, à la Vierge. En effet, la mention des deux attributs dont est dotée Auristela, le globe et la couronne, renvoient immédiatement aux représentations traditionnelles de la Vierge. Dans les deux tableaux de Zurbarán (figs. 4 et 5) ou dans celui de Juan de Juanes (fig. 6), nous voyons comment la couronne et le globe (parfois remplacé par des têtes d’angelots soutenant la Vierge) sont réservés à cette figure pour en expliciter le caractère divin. Or, comme l’a souligné Michael Nerlich, la couronne dont est parée Auristela est divisée en deux, contrairement à celle que porte la Vierge. En effet, qu’il s’agisse d’une auréole composée d’étoiles ou d’une couronne, la circularité est toujours entière et respectée par les peintres et les sculpteurs de l’époque lorsqu’ils entreprennent la représentation de la Vierge. Dans le passage cité plus haut des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, l’interprétation de ces attributs pour la représentation d’une femme suscite aussitôt l’incertitude chez les spectateurs qui expriment leur perplexité. Un personnage émettra pourtant une hypothèse ; elle est introduite par un « peut-être » et est aussitôt suivie de la formulation d’un avis bien subjectif :

 

[…] peut-être veut-on dire que cette demoiselle mérite de porter la couronne de la Beauté, qu’elle va foulant du pied sur ce monde ; mais ce que j’ai à dire, moi, c’est, madame, que vous en êtes l’original, et que vous méritez une couronne entière, et d’un monde non point figuré en peinture, mais réel et véritable [37].

 

Rappelons que le processus d’idéalisation – ou plutôt de sacralisation – de la figure d’Auristela avait déjà été préparé par Cervantès au sein de l’œuvre. Auristela en avait même joué, à une occasion, en se faisant passer pour une divinité aux yeux de pêcheurs crédules et admiratifs comme le raconte Persilès : « elle offrit d’elle-même une image d’une surhumaine beauté » [38]. L’on pourrait aussi mentionner les propos d’Arnaldo, le prince épris d’Auristela, lorsqu’il voit le duc de Nemours en possession de la représentation de la belle jeune femme : « Voleur de joyaux célestes, cesse de profaner ce que tiennent là tes mains sacrilèges. Laisse ce tableau où est peinte la beauté du ciel : d’abord tu ne la mérites pas, et puis elle est à moi ! » [39]. En outre, quelques pages plus loin, un Romain cherche, quant à lui, à associer l’apparence d’Auristela à la déesse païenne, Vénus, puisqu’en la voyant, il s’exclame :

 

Je gage que la déesse Vénus, comme aux jours d’antan, revient en cette ville, pour y voir les restes de son cher Énée. Monsieur le gouverneur a grand tort, parbleu, de ne point commander que soit couvert le visage de cette mobile image. Veut-il donc que les gens d’esprit s’émerveillent, que les âmes sensibles fondent, et que les sots deviennent idolâtres ? [40]

 

Toutes ces remarques se concentrent surtout dans le dernier livre des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale et éclairent d’une lumière nouvelle la dernière représentation proposée d’Auristela. Puisant dans les représentations traditionnelles de la Vierge certains de ses attributs, le peintre qui a essayé de figurer Auristela y a vu l’incarnation terrestre de la Beauté, nouvelle Vénus qui suscite l’admiration de tous. Il n’a pourtant pas osé la parer des mêmes attributs que la Vierge Marie et c’est pourquoi il a introduit la brisure dans la couronne dont il orne la figure d’Auristela. Puisque la femme représentée ici n’est pas divine et qu’il s’agit d’une beauté incarnée et mortelle – et, de ce fait, imparfaite –, le portrait d’Auristela ne peut présenter les mêmes attributs que ceux qui sont réservés à la Vierge. Au fil de ses pages, Cervantès a donc volontairement maintenu les effets d’assimilation entre la Vierge, Vénus et Auristela, s’appuyant sur des images et des représentations que ses lecteurs connaissent, afin de dénoncer, avec plus de force, certaines attitudes idolâtres et insensées de ceux qui adorent des figures et qui ne considèrent la beauté que dans sa matérialité. Certes, Auristela est très belle mais la représenter comme la Vierge reviendrait à commettre un sacrilège. La brisure de la couronne qui provoque l’étonnement des personnages est un symbole à déchiffrer et Cervantès a eu recours à l’iconographie pour trouver comment signifier et rappeler l’imperfection de l’être représenté. Auristela est certes comparée aux deux paradigmes féminins, Vénus et la Vierge, mais elle n’est en aucun cas une divinité. Aussi sa représentation devra-t-elle contenir un élément discordant, la couronne brisée, qui marquera son caractère mortel et imparfait.

 

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[33] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., p. 775.
[34] M. Moner, Cervantès Conteur - Écrits et paroles, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 1989, p. 262.
[35] M. Moner, « La femme-étoile : esquisse d’une mythologie cervantine », art. cit., p. 233.
[36] M. Nerlich, « Una corona partida por medio, ou sur le rôle de la peinture dans Los trabajos de Persiles y Sigismunda », dans Lectures d’une œuvre - Los Trabajos de Persiles y Sigismunda de Cervantes, Collectif coordonné par J.-P. Sánchez, Nantes, Éditions du Temps, p. 155.
[37] M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale, Op. cit., p. 859.
[38] Ibid., p. 657.
[39] Ibid., p. 847.
[40] Ibid., p. 851.