Représentation(s) et possession de la
beauté :
méditations cervantines autour
de l’image,
de son pouvoir et de ses limites
dans Les Épreuves et Travaux de
Persilès
et Sigismunda - Histoire Septentrionale
- Bénédicte Coadou
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Fig. 4. F.
de Zurbarán, L’Immaculée
Conception, v. 1640
Conclusions d’un auteur pétri des conceptions platoniciennes ou les limites et les dangers de la figuration
Face
aux affirmations sur la possible figuration de la beauté et
face à la tendance sensible dans les traités
à sous-entendre que la peinture peut même
prétendre surpasser la nature, Cervantès
émet d’importantes nuances et décide de
les mettre en scène dans son testament
littéraire. Dans Les Épreuves et
Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
nous assistons ainsi à la formulation d’un
discours de l’écart que Cervantès
organise au fil des épisodes où surgissent les
portraits d’Auristela. La réflexion
engagée sur l’image va ainsi de pair avec une
seconde, bien plus profonde, sur la figuration et sur la
beauté. En effet, dans une société
où le culte des images est autorisé et
même formalisé, ne faut-il pas
impérativement définir le statut de
l’image et préciser la nature véritable
de toute représentation ? La méditation
que Cervantès entreprend dans son dernier ouvrage prend
alors l’apparence d’un avertissement
adressé aux lecteurs afin que ces derniers ne se laissent
pas séduire par ces images et qu’ils ne se
détournent pas de problématiques plus
essentielles. La beauté, par exemple, est une notion
complexe qui peut donner lieu à une diversité
d’interprétations : la beauté
physique et matérielle est, certes, une
donnée représentable, mais elle n’est
pas assimilable à la Beauté véritable.
La problématique du portrait se fait ainsi
l’occasion pour Cervantès de remémorer
certains pans de la pensée platonicienne et de proposer un
discours qui rompt avec les affirmations énoncées
dans les traités sur la peinture.
Les
différents passages où des œuvres
d’art sont convoquées et où
l’image prend le devant de la scène offrent
à Cervantès la possibilité de
distiller ses remarques et ses nuances quant à la
toute-puissance de la peinture. Il met en évidence les
facettes matérielles de cet art et insiste aussi sur
certaines caractéristiques qui seraient critiquables du
point de vue de la morale. L’auteur évoque, enfin,
des défaillances esthétiques que nulle figuration
ne peut, semble-t-il, pallier, refusant ainsi de reconnaître
aux artistes la capacité d’égaler ou de
faire mieux que le Créateur. Ainsi, dans
l’épisode des faux captifs où le
tableau est convoqué, le contexte exposé par la
narration permettra de dévoiler la véritable
nature de l’œuvre picturale. Rappelons que les deux
étudiants qui tentent de se faire passer pour des anciens
captifs afin de recevoir l’aumône, utilisent
l’image à des fins peu louables. Le tableau sert
donc d’appui au mensonge et les déictiques qui
apparaissent dans le discours illustrent les attentes des
étudiants quant à la force de persuasion de
l’image :
Ce bateau, que vous voyez ici en taille réduite, comme le veut la peinture, est une galiote à vingt-deux bancs, dont le maître et capitaine est le Turc qui est là, debout, à arpenter le coursier ; il tient à la main un bras, qu’il a coupé à ce chrétien que vous voyez là-bas, et il s’en sert de fouet pour en cingler les autres chrétiens amarrés à leurs bancs : c’est qu’il craint d’être rattrapé par ces quatre galères, que vous voyez, ici, lui donner la chasse et gagner sur lui [33].
Les deux étudiants souhaitent tromper leurs
spectateurs et voient dans le tableau un instrument
extrêmement utile pour y parvenir plus aisément,
car l’image emporte la conviction de leurs interlocuteurs
qui, fascinés par la toile peinte, en oublient
d’exercer leur sens critique quant au récit
narré ou à l’identité des
deux faux-captifs. Le pouvoir de l’image est de nouveau mis
en scène sous la plume de Cervantès et est
dénoncé. Ce qui est
représenté sur une toile paraît plus
vrai et l’image facilite, en outre, l’effort de
représentation que doit réaliser le
spectateur-auditeur du récit des faux captifs. Dans le
même temps, cet épisode se fait aussi rappel de
l’essence mensongère de toute image :
toute représentation est illusion et n’est
qu’une interprétation de la
réalité – cette dernière
pouvant s’avérer bien différente de ce
que le peintre donne à voir. Le dénouement de
l’épisode invite, d’ailleurs,
à méditer sur la puissance véritable
du tableau : en effet, malgré le garant que
constituait la toile,
l’« imposture » [34]
des deux étudiants de Salamanque sera bientôt
découverte par l’un des maires qui, par son
expérience de la captivité dans la ville
d’Alger, sera en mesure de déceler les
incohérences et les inexactitudes du récit des
faux captifs. Relevant l’écart
irréductible entre l’objet
représenté et sa représentation,
Cervantès entreprend donc de démontrer les
limites et les dangers de la figuration. Ce faisant, il invite son
lecteur à poursuivre le questionnement initié,
à observer avec attention les images qui
l’entourent et à se méfier des
utilisations qui en sont faites. Cet épisode qui rappelle le
caractère illusoire et mensonger de toute
représentation pose ainsi les fondements de la
réflexion que Cervantès va bientôt
appliquer au portrait : celui-ci est aussi, avant tout, une
lecture et une interprétation de la
réalité. Même s’il est
particulièrement ressemblant, le portrait n’en
reste pas moins une image imparfaite et inexacte de
l’être représenté.
Il est vrai
que le portrait est une œuvre particulièrement
complexe. À la fois objet et média, il peut
être possédé par un individu ou
susciter le désir de possession ; il transmet, en
outre, une image de l’être
représenté qui n’est,
irrémédiablement, qu’une
interprétation de cet être. Le portrait
d’Auristela en pied, foulant un globe et portant une couronne
brisée, doit donc être relu à la
lumière de ces remarques. Passage apparemment
mystérieux, il a déjà fait
l’objet de divers commentaires critiques dont celui de Michel
Moner [35]
ou celui de Michael Nerlich qui a
interprété la couronne brisée comme
une représentation de la division de
l’Église [36]. Le langage
religieux est, en effet,
indispensable pour lire cette représentation
d’Auristela explicitement associée à
Vénus et, implicitement, à la Vierge. En effet,
la mention des deux attributs dont est dotée Auristela, le
globe et la couronne, renvoient immédiatement aux
représentations traditionnelles de la Vierge. Dans les deux
tableaux de Zurbarán (figs. 4 et 5)
ou dans celui de
Juan de Juanes (fig. 6),
nous voyons
comment la couronne et le globe
(parfois remplacé par des têtes
d’angelots soutenant la Vierge) sont
réservés à cette figure pour en
expliciter le caractère divin. Or, comme l’a
souligné Michael Nerlich, la couronne dont est
parée Auristela est divisée en deux,
contrairement à celle que porte la Vierge. En effet,
qu’il s’agisse d’une auréole
composée d’étoiles ou d’une
couronne, la circularité est toujours entière et
respectée par les peintres et les sculpteurs de
l’époque lorsqu’ils entreprennent la
représentation de la Vierge. Dans le passage cité
plus haut des Épreuves et Travaux de
Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
l’interprétation de ces attributs pour la
représentation d’une femme suscite
aussitôt l’incertitude chez les spectateurs qui
expriment leur perplexité. Un personnage émettra
pourtant une hypothèse ; elle est introduite par un
« peut-être » et est
aussitôt suivie de la formulation d’un avis bien
subjectif :
[…] peut-être veut-on dire que cette demoiselle mérite de porter la couronne de la Beauté, qu’elle va foulant du pied sur ce monde ; mais ce que j’ai à dire, moi, c’est, madame, que vous en êtes l’original, et que vous méritez une couronne entière, et d’un monde non point figuré en peinture, mais réel et véritable [37].
Rappelons que le processus d’idéalisation – ou plutôt de sacralisation – de la figure d’Auristela avait déjà été préparé par Cervantès au sein de l’œuvre. Auristela en avait même joué, à une occasion, en se faisant passer pour une divinité aux yeux de pêcheurs crédules et admiratifs comme le raconte Persilès : « elle offrit d’elle-même une image d’une surhumaine beauté » [38]. L’on pourrait aussi mentionner les propos d’Arnaldo, le prince épris d’Auristela, lorsqu’il voit le duc de Nemours en possession de la représentation de la belle jeune femme : « Voleur de joyaux célestes, cesse de profaner ce que tiennent là tes mains sacrilèges. Laisse ce tableau où est peinte la beauté du ciel : d’abord tu ne la mérites pas, et puis elle est à moi ! » [39]. En outre, quelques pages plus loin, un Romain cherche, quant à lui, à associer l’apparence d’Auristela à la déesse païenne, Vénus, puisqu’en la voyant, il s’exclame :
Je gage que la déesse Vénus, comme aux jours d’antan, revient en cette ville, pour y voir les restes de son cher Énée. Monsieur le gouverneur a grand tort, parbleu, de ne point commander que soit couvert le visage de cette mobile image. Veut-il donc que les gens d’esprit s’émerveillent, que les âmes sensibles fondent, et que les sots deviennent idolâtres ? [40]
Toutes ces remarques se concentrent surtout dans le dernier livre des Épreuves et Travaux de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale et éclairent d’une lumière nouvelle la dernière représentation proposée d’Auristela. Puisant dans les représentations traditionnelles de la Vierge certains de ses attributs, le peintre qui a essayé de figurer Auristela y a vu l’incarnation terrestre de la Beauté, nouvelle Vénus qui suscite l’admiration de tous. Il n’a pourtant pas osé la parer des mêmes attributs que la Vierge Marie et c’est pourquoi il a introduit la brisure dans la couronne dont il orne la figure d’Auristela. Puisque la femme représentée ici n’est pas divine et qu’il s’agit d’une beauté incarnée et mortelle – et, de ce fait, imparfaite –, le portrait d’Auristela ne peut présenter les mêmes attributs que ceux qui sont réservés à la Vierge. Au fil de ses pages, Cervantès a donc volontairement maintenu les effets d’assimilation entre la Vierge, Vénus et Auristela, s’appuyant sur des images et des représentations que ses lecteurs connaissent, afin de dénoncer, avec plus de force, certaines attitudes idolâtres et insensées de ceux qui adorent des figures et qui ne considèrent la beauté que dans sa matérialité. Certes, Auristela est très belle mais la représenter comme la Vierge reviendrait à commettre un sacrilège. La brisure de la couronne qui provoque l’étonnement des personnages est un symbole à déchiffrer et Cervantès a eu recours à l’iconographie pour trouver comment signifier et rappeler l’imperfection de l’être représenté. Auristela est certes comparée aux deux paradigmes féminins, Vénus et la Vierge, mais elle n’est en aucun cas une divinité. Aussi sa représentation devra-t-elle contenir un élément discordant, la couronne brisée, qui marquera son caractère mortel et imparfait.
[33]
M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
Op. cit., p. 775.
[34]
M. Moner, Cervantès Conteur - Écrits
et paroles, Madrid, Bibliothèque de la Casa de
Velázquez, 1989, p. 262.
[35]
M. Moner,
« La femme-étoile : esquisse
d’une
mythologie cervantine », art. cit., p. 233.
[36]
M. Nerlich, « Una corona partida por medio,
ou sur le rôle de la peinture dans Los trabajos de
Persiles y Sigismunda », dans Lectures
d’une œuvre - Los Trabajos de Persiles y Sigismunda
de Cervantes, Collectif coordonné par J.-P.
Sánchez, Nantes, Éditions du Temps, p. 155.
[37]
M. Cervantès, Les Épreuves et Travaux
de Persilès et Sigismunda - Histoire Septentrionale,
Op. cit., p. 859.
[38]
Ibid., p. 657.
[39]
Ibid., p. 847.
[40]
Ibid., p. 851.