Breton, Man Ray et l’imaginaire
photographique de la magie

- Anne Reverseau
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Fig. 7. M. Duchamp, La Mariée mise à nu par ses
célibataires, même
(Le Grand Verre), 1915-1923

Fig. 8. L. Darget, Aigle (Photographie de rêve), 1896

Fig. 9. Man Ray, illustration de l’article « L’Age de
la lumière », Minotaure, n°3-4, 1933, p. 4

Fig. 10. P. Nadar, illustration de l’article « L’Age de
la lumière », Minotaure, n°3-4, 1933, p. 5

      Cette cohérence remarquable entre les textes poétiques et critiques surréalistes et les expériences photographiques de Man Ray s’explique bien sûr de façon théorique puisque les rayographes ont été interprétés par les surréalistes comme des précipités de l’inconscient, donc comme des équivalents visuels de la poésie surréaliste. Les deux démarches expérimentales, la photographie par contact direct et l’écriture automatique, se trouvent ainsi rapprochées.
      Ce lien théorique a été analysé précisément par Rosalind Krauss [40] dans le cadre d’une comparaison entre le procédé du rayographe et le Grand Verre de Marcel Duchamp (fig. 7). La critique américaine rappelle d’abord que Breton s’insurge contre ceux qui voient les rayographes comme des images abstraites et qui les distinguent strictement des autres types de photos, comme le fait Ribemont-Dessaignes. Selon elle, la fascination des surréalistes pour le rayographe ne fait qu’exemplifier leur intérêt pour la photographie en général, qui touche au « Merveilleux », « qui est le grand concept talismanique du surréalisme même [41] ». Elle explique que, dans les rayographes, le contact direct intéressait les surréalistes, mais que cette spécificité n’est en réalité qu’une amplification du procédé photographique même :

 

La photographie est une empreinte, une décalcomanie du réel. C’est une trace – obtenue par un procédé photochimique – liée aux objets concrets auxquels elle se rapporte par un rapport de causalité parallèle à celui qui existe pour une empreinte digitale, une trace de pas, ou les ronds humides que des verres froids laissent sur une table [42].

 

      Le surréalisme rencontre donc le paradigme photographique et l’utilise en poésie, de façon très concrète, par contacts interpersonnels, comme on l’a vu entre Breton et Man Ray, mais aussi de façon plus théorique pour développer ses propres concepts, comme le hasard, le merveilleux et l’automatisme. La première poésie surréaliste doit donc beaucoup aux expériences photographiques de Man Ray, comme le formule Pierre Taminiaux dans le chapitre qu’il consacre au rapport entre Breton et la photo dans The Paradox of Photography [43].

      Pourtant, il nous paraît nécessaire de rappeler que l’imaginaire photographique de la magie que nous avons étudié est aussi une reprise de l’imaginaire de la photographie occulte, bien antérieur au surréalisme. La photographie occulte [44] – représentations d’ectoplasmes, de spectres, ou de visions de rêve (fig. 8) –, très en vogue dans les années 1880 et 1890, a développé une conception de la photographie comme image de l’invisible dont sont tributaires les surréalistes au début des années 1920. De la même façon que la poésie surréaliste est largement héritière du symbolisme, l’imaginaire photographique surréaliste est fortement marqué par ce paradigme déjà ancien du medium. La dimension miraculeuse et ésotérique que nous avons repérée dans les poèmes comme dans les textes critiques est issue d’un imaginaire photographique populaire qui court depuis le XIXe siècle : elle est donc tout sauf avant-gardiste.
      Ce phénomène de décalage temporel peut plus largement être observé dans les pratiques surréalistes touchant à l’image et à la représentation. On pense à la nostalgie de Breton dans ses développements sur les petits théâtres parisiens dans Nadja ou d’Aragon à propos des passages dans Le Paysan de Paris, ainsi qu’à la fascination de ces poètes pour les dispositifs optiques anachroniques comme le panorama, la lanterne magique ou le diorama. On pense aussi à Eluard et à sa collection de cartes postales 1900 ou à l’iconographie des revues surréalistes qui appartient massivement au XIXe siècle. Cet anachronisme a été analysé par l’historien de la photographie Michel Poivert dans « Les Fantômes du surréalisme. A propos de quelques photographies du XIXe siècle égarées dans les revues d’avant-garde » [45]. Pour lui, il ne s’agit pas de nostalgie mais d’une « poétique de la valeur de l’inactuel » qui correspond à un « refus de neutraliser l’ambiguïté de l’image photographique en lui attribuant un quelconque statut », donc en la gardant ouverte. Cet anachronisme est assumé également par Man Ray qui illustre son article « L’Age de la lumière » par quatre petits portraits de femmes (fig. 9) placés face à quatre photographies du studio de Paul Nadar (des mignardises représentant des cocotes, telles qu’on les fantasmait à la fin du XIXe siècle – fig. 10). Cet anachronisme est interprété par Michel Poivert dans un sens critique [46], mais on peut aussi le comprendre comme l’affirmation d’une continuité. Tout se passe comme si Man Ray voulait insister sur cette filiation et sur l’absurdité de la valeur « artistique » alors conférée à ses portraits.
      « Tout paradis n’est pas perdu » joue donc à la fois sur un imaginaire photographique contemporain – la découverte et la réception des rayographes de Man Ray – et sur un imaginaire magique du XIXe siècle, décalé et anachronique. La chose n’est pas rare : souvent, en poésie, les imaginaires médiatiques sont l’objet d’un décalage temporel car ils jouent sur des phénomènes de génération et de reprise. Même les avant-gardes, dans le domaine artistique – ici photographique –, comme dans le domaine poétique, doivent composer avec un héritage. Le poème de Breton nous montre donc le poids de l’imaginaire photographique symboliste de la magie, mais aussi sa fécondité dans le surréalisme.

      « Tout paradis n’est pas perdu » peut ainsi se lire comme la figuration du procédé du rayographe, comme d’autres poèmes de Clair de terre font référence aux artistes surréalistes auxquels ils sont dédicacés : « Silhouette de paille » évoque par exemple l’œuvre de Max Ernst et « Mille et mille fois » celle de Francis Picabia [47]. Parmi eux, Man Ray fait pourtant figure d’exception par le nombre de commentaires qu’il a suscités chez les surréalistes. L’œuvre du photographe est rarement analysée dans sa dimension technique ou même esthétique au sens strict, mais elle est une porte ouverte aux évocations, aux allusions, en un mot, à la poésie.
      Breton développe-t-il dans ce poème des métaphores qui décrivent un processus photographique concret ou est-ce la métaphore photographique qui est utilisée comme un outil poétique ? Il faut maintenant admettre que la photographie est ici opératoire de manière symbolique, intégrée à un réseau d’images alchimiques, magiques ou simplement mystérieuses. Breton emprunte à la photo son imaginaire liquide et lumineux pour mieux le faire sien. Comme dans les critiques synthétiques d’Aragon, il s’agit pour Breton d’intégrer un discours sur l’art en poésie. Cette démarche atteint son comble dans « Convulsionnaires », le poème-préface que Breton rédige en 1937 pour La Photographie n’est pas l’art de Man Ray [48]. Ce texte, écrit Dominique Baqué, « prend la forme provocatrice d’un poème. Man Ray y ouvre l’espace illimité des possibles [49] ».
      « Tout paradis n’est pas perdu » met finalement en scène un nouveau dialogue entre la magie de la photographie et celle de la poésie. L’équivalence entre la rencontre hétéroclite d’objets dans le rayographe et le choc des associations dans l’écriture automatique a été affirmée très tôt par les surréalistes. Le medium  photographique n’est donc pas un simple support technique pour les poètes, il est aussi le support d’un imaginaire qui rejoint la dimension magique du terme « médium » : ce double sens est la trace de la magie qui survit dans la photographie, pour les surréalistes, mais aussi, pour une grande part, encore aujourd’hui, pour nous.

 

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[40] J.-Cl. Mathieu, « Avaler la langue, dilater la pupille », art. cit., p. 134.
[41] Ibid., p. 107.
[42] Ibid., p. 115.
[43] P. Taminiaux, « Reasonable Madness », The Paradox of Photography, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2009, pp. 59 et sq.
[44] Voir la synthèse que propose P. Edwards sur la photographie occulte : « Les Spectres », Soleil noir. Photographie et littérature des origines au surréalisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, pp. 57 et sq. Voir aussi le catalogued’exposition, The Perfect medium. Photography and the occult, New York, 27 sept.-31 déc. 2005, Metropolitan Museum of Art, Yale University Press, 2005.
[45] M. Poivert, L’Image au service de la révolution. Photographie, surréalisme, politique, Cherbourg, Le Point du jour, 2006, pp. 15 et sq.
[46] Ibid., « L’intention est moins celle qui consistait chez Breton à établir une généalogie de l’automatisme comme pratique poétique, ou bien chez Dalí à détourner des images pour obtenir des contradictions poétiques, mais bien à inventer un ressort critique dans lequel l’anachronisme assure à la production surréaliste un effet de contraste entièrement mis au service de la novation sur le mode ludique et critique » (p. 23).
[47] A. Breton, « Silhouette de paille », Clair de terre, Op. Cit., p. 179 : « un son palpable dessert la plage / Noire de la colère des seiches / Et rouge du côté du panonceau » et « Mille et mille fois », Ibid., pp. 182-183 : « Je prends part à l’amour qui est une mécanique de cuivre et d’argent dans la haie / Je suis un des rouages les plus délicats de l’amour terrestre ».
[48] A. Breton, « Convulsionnaires », dans Man Ray, La Photographie n’est pas l’art, Paris, GLM, 1937, non paginé, repris dans D. Baqué, Les Documents de la modernité, Op. Cit., pp. 436-437.
[49] Ibid., p. 430.