Breton, Man Ray et l’imaginaire
photographique de la magie
- Anne Reverseau
_______________________________
Cette lecture photographique n’a qu’un statut d’hypothèse, mais elle permet de montrer la force de l’imaginaire magique et occulte de la photo dans le surréalisme. Elle est aussi une façon de lire le poème comme une métaphore filée, comme nous y engage Riffaterre. Les imaginaires de ce texte sont riches, mais convergent vers la conception d’une image qui est présentée ou perçue comme magique, comme l’est à cette époque le rayographe. Ainsi que d’autres poèmes de Clair de terre, « Tout paradis n’est pas perdu » présente une poésie très visuelle, que Clara Orban appelle « iconicité littéraire » et qu’elle interprète comme une façon de penser le rapport entre le texte et l’image :
Clair de terre presents, more so than do his other collections, various kinds of literary iconicity, perhaps because it was written in the period of theoretical definition of the movement, during which Breton explicitly discussed word and image production in his manifestos.
(Clair de terre présente, plus que ses autres recueils, différents genres d’iconicité littéraire, peut-être parce qu’il date du moment de la définition théorique du mouvement, quand Breton a abordé clairement la question du rapport texte-image dans ses manifestes.) [20]
La magie dans l’imaginaire photographique surréaliste
Nous voudrions maintenant montrer que cette lecture photographique de « Tout paradis n’est pas perdu » peut s’appuyer sur un corpus surréaliste poétique et critique qui joue avec les mêmes motifs. « Tout paradis n’est pas perdu » n’est pas un cas isolé dans le premier surréalisme. L’imaginaire photographique, certes discret, est bien présent dans les poèmes qu’écrivent Breton, Eluard, Aragon, Soupault ou encore Tzara à la fin des années 1910 et au début des années 1920. On retrouve en effet les motifs que nous avons décelés chez Breton dans des textes où l’imaginaire photographique est plus explicite.
Dans la poésie surréaliste, l’éclair apparaît souvent dans ce contexte, qu’il soit symbole du moment de l’exposition ou de celui de la prise de vue. Il exprime la soudaineté et l’essence lumineuse du procédé photographique, parfois sous la forme de l’étincelle, comme chez Eluard, par exemple dans le poème « L’Ami » [21] qui évoque une séance de portrait photographique de groupe :
Au temps des étincelles
On débouchait la lumière
Le motif des cheveux est également fréquent, que l’on pense à la puissance imaginaire des cheveux blonds dans le célèbre passage du Paysan de Paris d’Aragon [22] ou aux quêtes amoureuses que symbolisent les chevelures dans les « historiettes » de Poisson soluble de Breton. Les cheveux prennent la forme de l’étincelle ou, doués d’une charge érotique et symbolique forte, servent de point de passage vers l’invisible. Dans un autre poème de Clair de terre, « Il n’y a pas à sortir de là » [23], les cheveux ont une dimension cosmique :
Les cheveux des femmes ont l’odeur de la feuille d’acanthe
Ô vitres superposées de la pensée
Dans la terre de verre s’agitent les squelettes de la pensée
Le motif liquide, symbole de la révélation, et l’imaginaire chimique des bains sont aussi très forts dans les Champs magnétiques. Dans « Saisons » par exemple, des « parcelles d’or » jaillissent des « fontaines bleues » [24]. Lié à un imaginaire de la technique proprement surréaliste, l’élément liquide atteint une dimension céleste dans « La Glace sans tain » ou dans « Eclipses », poème qui mériterait d’être comparé précisément avec « Tout paradis n’est pas perdu ». Le poème est-il le récit d’une hallucination ou la description d’une image hallucinante ? On y retrouve les matières phosphorescentes, les liquides de révélation, ainsi que la thématique du paradis perdu. Le paradigme photographique est ici remplacé par le modèle cinématographique, pris dans sa dimension sacrée :
Le promontoire de nos péchés originels est baigné des acides légèrement colorés de nos scrupules vaniteux ; la chimie organique a fait de si grands progrès. Dans cette vallée métallique, les fumées, pour un sabbat cinématographique, se sont donné rendez-vous [25].
Chez d’autres poètes surréalistes ou proches du mouvement, nous rencontrons dans ces années-là les motifs et les réseaux d’images de « Tout paradis n’est pas perdu ». « Mieux » [26], le troisième poème du recueil Photographies animées de Philippe Soupault, est par exemple étrangement proche de celui de Breton :
La procession s’avance majestueusement.
Voici les chants
et la pluie rapide.
Les photographes disparaissent. A quoi bon.
Une locomotive ridiculise les oriflammes et les oripeaux.
Et maintenant après la pluie voici les fleurs de vieilles femmes
Merci, Seigneur.
On retrouve dans ce court poème les déictiques et la progression temporelle de « Tout paradis n’est pas perdu ». Les « oriflammes et les oripeaux » rappellent la « devise » et la « bannière » et l’héraldique ouvre ici aussi une brèche religieuse parodique : « Merci, Seigneur » fait en effet écho aux deux vers « Le mal prend des forces tout près / Seulement voudra-t-il de nous ». Au centre du poème, « les photographes » ne sont évoqués qu’au moment où ils disparaissent, pour cause d’inutilité (« A quoi bon »), mais aussi parce qu’avec la pluie, la nature reprend l’avantage sur les codes et les rituels de la procession. Soupault insiste sur la présence, même passée, des photographes, comme des « oriflammes » et des « oripeaux », ridiculisés. Dans un poème contemporain de Cocteau, « Photographie » [27], on trouve le même imaginaire de l’élément liquide et des ruines que chez Breton :
La pelisse est en brousse verte
Quelle chute d’eau négligente
C’est mieux que la découverte
Des ruines d’Agrigente
La dimension « merveilleuse » de la photographie est un leitmotiv des poèmes qui l’évoquent. Le photographe accomplit des « miracles », comme dans le poème d’Eluard intitulé « Rendez-vous. N’importe où » [28] :
Il y a tant de belles choses que je sacrifie, par exemple :
l’intelligence merveilleuse des femmes aux yeux cernés,
l’espoir du miracle des photographes, le froid quand vient l’été
Un autre poème plus tardif d’Eluard, intitulé « Man Ray » [29], joue également sur l’imaginaire ésotérique et magique de la photographie, mais le poète y évoque probablement les photographies de femmes et en particulier de mode qui figurent dans 104 photographies, portfolio paru en 1934. On retrouve néanmoins l’imaginaire liquide et chimique du procédé photographique dans des vers comme « dans les espaces de marées d’un corps qui se dévêt » ou « les dunes négligées / où les fontaines tiennent dans leurs griffes des mains nues ». Eluard insiste sur la dimension magique de la chambre noire, lieu minéral de la métamorphose alchimique : « dans la chambre noire où tous les cailloux du froid sont à vif » puis « dans la chambre noire où le blé même / naît de la gourmandise ». Chez Breton, l’imaginaire photographique revient dans de nombreux poèmes sous la forme d’une rêverie érotique, comme dans « Rendez-vous » [30] (Clair de terre) où les faisceaux lumineux servent de révélateurs :
D’étonnants faisceaux, formés au bord des routes avec les bobines d’azur et le télégraphe, répondent de ta sécurité. Là, dans la lumière profane, les seins éclatant sous un globe de rosée et t’abandonnant à la glissière infinie, à travers les bambous froids tu verras passer le Prince Vandale.
« Tout paradis n’est pas perdu » fait donc partie d’un vaste ensemble de poèmes touchant de près ou de loin à l’imaginaire photographique. Ce motif apparaît de façon plus explicite dans bien des poèmes surréalistes et donne naissance à un imaginaire de la magie qui est développé dans les textes critiques contemporains.
[20] C. Orban, Op. Cit., p. 98.
[21] P. Eluard, « L’Ami », Les Nécessités de la vie, Œuvres complètes, I, éd. L. Scheler, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1968, p. 96.
[22] L. Aragon, Le Paysan de Paris (1926), Paris, Gallimard, « Folio », 1978, pp. 50-53.
[23] A. Breton, Clair de terre, Œuvres complètes, Op. Cit., p. 170.
[24] A. Breton, Champs magnétiques, Œuvres complètes, Op. Cit., p. 58.
[25] Ibid., p. 62.
[26] Ph. Soupault, « Mieux », publié dans le numéro 32 de SIC en octobre 1918, et repris dans Poèmes retrouvés (1918-1981), Paris, Lachenal et Ritter, 1982, p. 53.
[27] J. Cocteau, « Photographie », Poésies 1917-1920, Œuvres poétiques complètes, éd. M. Décaudin, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 219.
[28] P. Eluard, « Rendez-vous. N’importe où », Œuvres complètes, Op. Cit., p. 80.
[29] P. Eluard, « Man Ray », La Rose publique (1934), Œuvres complètes, Op. Cit., pp. 450-451.
[30] A. Breton, « Rendez-vous », Clair de terre, Œuvres complètes, Op. Cit., p. 162.