La syncope ou le désir d’image
dans la bande dessinée

- Catherine Mao
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Fig. 4. F. Neaud, Journal (1), 1996, p. 26

Fig. 5. F. Neaud, Journal (1), 1996, p. 54

        C’est donc au cœur d’un art combinatoire, d’une construction, que la case syncopée vient non seulement interrompre brièvement la narration, mais aussi transgresser les codes. En effet, comme nous l’a montré notre premier exemple, la tache d’encre vient avaler le dessin, tandis que la case, blanche ou noire, neutralise la forme. Alors que le narrateur vient de rencontrer Stéphane, une vaste case blanche jette le voile sur la nuit qu’ils passent ensemble (fig. 4). Le dessinateur joue précédemment avec l’ombre et la lumière pour relater cette rencontre : dans la nuit étoilée, sur les remparts éclairés par quelques lampadaires, le visage de Stéphane reste indistinct, toujours brouillé par des hachures. Délitement de la forme qui s’explique par cette nuit sombre où l’œil voit mal ou par le trouble du narrateur qui ne parvient pas à démêler ses émotions ? Toujours est-il que le noir prend le pas sur le blanc, et que l’apparition dans ce contexte de la case blanche, qui occupe presque les deux tiers de la page, a de quoi surprendre le lecteur. La case, néanmoins, n’est pas tout à fait blanche : il reste un mot, le mot « ensemble », doublement encadré et presque parfaitement centré, au milieu de cette blancheur. Le narrateur évoque cet « être-ensemble » comme un paradis perdu. Ce qui lui reste, c’est ce qui reste à la case évidée : un souvenir (qu’il soit réel ou fantasmatique).
      Ainsi s’impose en premier lieu la dimension visuelle de la syncope. C’est la neutralisation de l’image qui « s’empare [la première] de l’attention du lecteur » [7]. Ce faisant, la syncope nous montre bien que la BD est d’abord une « espèce narrative à dominante visuelle » [8]. La transgression est d’autant plus marquée que Fabrice Neaud prend le parti du réalisme, qui lui permet, dit-il, de faire varier le regard. Il parle à ce propos de changement de focale :

 

Or seul le réalisme, comme écriture première, imposant sa « haute définition » d’emblée dans l’imaginaire du lecteur, autorise par la suite une dégradation de celle-ci ; il lui reste possible de « réduire » un personnage à quelques signes que le lecteur aura pu observer par ailleurs au cours du récit [9].

 

      

Cependant, quand s’introduit au cœur de la planche la case syncopée – noire, blanche ou tachée –, elle ne fait pas seulement vaciller le parti pris réaliste, elle suspend aussi la prétention figurative. C’est bien l’épuisement de la figuration que met brutalement en scène l’esthétique de la syncope [10].
      De plus, la case blanche enfreint les codes de l’encadrement. Reprenant notre exemple précédent et considérant la planche dans toute sa matérialité, on peut se demander ce qui discrimine le blanc intericonique, c’est-à-dire l’espace marginal qui sépare les cases entre elles, du blanc de la case syncopée. Seul le cadre sépare ces blancs, seule la fine bordure noire nous indique qu’ils n’ont pas le même statut. Ainsi, le cadre, dont la fonction première est de détacher la forme du fond, indique qu’il y a bien « quelque-chose-à-voir ». C’est-ce que Thierry Groensteen appelle la « fonction lecturale » du cadre : « Le cadre est toujours une invitation à s’arrêter et à scruter » [11]. La bordure comme contour et comme prélèvement, fait de son contenu un objet de contemplation. Groensteen parle alors de sa « fonction de clôture » [12] :

 

Fermer la vignette, c’est enfermer un fragment d’espace-temps appartenant à la diégèse, signifier sa cohérence. (…) Tout se passe alors comme si le cadre, ayant structuré l’espace, favorisait ensuite l’émergence de l’icône [13].

 

      Or ici, justement, nulle icône n’apparaît. Accentué par le blanc environnant, l’encadrement de la case blanche met le manque en évidence : c’est l’échec de la représentation qu’il donne paradoxalement à voir. L’album nous en donne une intéressante illustration (fig. 5) : l’auteur met un cadre dans le cadre. Dans cet exemple, l’espace dévolu au texte reste vide à jamais. Loin de remplir l’espace, quelques taches viennent ici et là mettre en valeur l’inanité de l’encadrement, dont la fonction semble mise en abyme. L’auteur, qui raconte ici une dispute, cherche vraisemblablement à restituer une certaine défaite de la communication. Le cadre, qui n’emmure plus que quelques taches dans le vide, prend alors une valeur déceptive : à la dislocation du discours répond la déception du lecteur.

 

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[7] « Le dessin s’empare le premier de l’attention du lecteur » (W. Eisner, La Bande dessinée, art séquentiel, Paris, Vertige Graphic, 1997, p. 125).
[8] T. Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. Cit., p. 8.
[9] F. Neaud, « Bande dessinée actuelle et “bonhomme patate” », Op. cit.
[10] Sur ce point, rappelons que la bande dessinée fut justement beaucoup dévaluée à cause de son ambition figurative et narrative, bien loin des problématiques de l’art abstrait. On lui a alors reproché « de ne pas être contemporaine de l’art contemporain », ce qui revient, selon Thierry Groensteen, « à la juger selon un ordre qui n’est pas le sien » (T. Groensteen, Un Objet Culturel non identifié, Angoulême, Editions de l’An 2, « Essais », 2006, pp. 49 et 51).
[11] T. Groensteen, Système de la bande dessinée, Op. Cit., p. 64.
[12] Dans Système de la bande dessinée, Thierry Groensteen distingue six fonctions du cadre : la fonction de clôture, la fonction séparatrice, la fonction rythmique, la fonction structurante, la fonction expressive et la fonction lecturale. Aussi éclairantes soient elles pour l’analyse, ces catégories nous semblent en pratique s’enchevêtrer assez souvent (Ibid., pp. 49-68).
[13] Ibid., p. 50.