La syncope ou le désir d’image
dans la bande dessinée
- Catherine Mao
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Fig. 1. F. Neaud, Journal (1), 1996, p. 34
La bande dessinée est souvent apparue comme l’art de conter des périples et des péripéties. Médium du rocambolesque, du remue-ménage, en un mot de l’action, on l’a crue impropre à faire retour sur soi, à faire halte. Certes, en tant qu’art d’abord séquentiel, la bande dessinée se compose d’une pluralité de cases solidaires, d’un découpage de cadres qui forment une suite ininterrompue de « quelque-chose-à-lire » [1]. On peut croire alors que la lecture de BD prend la forme d’une fuite en avant. Cette critique assez répandue repose sur une méconnaissance du système de la bande dessinée, dont on peut ralentir voire suspendre la lecture. Par exemple, la case syncopée, définie comme l’interruption du discours, prenant la forme d’une tache d’encre, d’une case blanche ou noire, n’a pas pour mission de faire avancer le récit vers sa résolution, mais au contraire de lui faire subir des interruptions, des secousses (figs. 1, 4 et 6).
Certains auteurs utilisent la case monochrome de manière exceptionnelle et pleinement narrative : par exemple, une séquence dans laquelle le personnage éteint la lumière justifie parfaitement l’emploi d’une case toute noire. Il serait abusif de prétendre que la case syncope ici le discours. D’autres auteurs l’utilisent de manière plus expressive et font parfois de la case syncopée un élément de leur technique. Dans Journal (1), publié en 1996 chez Ego comme X, Fabrice Neaud, qui se propose de réaliser son journal intime en bande dessinée, a recours à une esthétique de la syncope particulièrement riche de sens [2]. Prenant pleinement part au langage bédéphilique de l’auteur, la syncope vient exacerber l’histoire de Journal (1), qui raconte la perte et l’absence. L’historien d’art Louis Marin, dans son œuvre, a toujours envisagé la syncope comme un concept intersémiotique. Il lui donne, dans L’Ecriture de soi, une triple définition, médicale, grammaticale et musicale [3], et l’applique à la peinture et à la littérature. Dans les exemples qu’il a choisis, que ce soit le texte de Stendhal ou celui de Montaigne, la peinture de Philippe de Champaigne ou encore celle de Fra Angelico, la syncope, toujours, permet de questionner le pouvoir de la représentation, en laissant surgir une figurabilité. C’est la question que nous souhaitons poser, à notre tour, à la bande dessinée.
Une surprise de l’œil
Pris dans le continuum de la narration, le lecteur voit survenir parfois, rarement [4], une tache d’encre ou une case entièrement blanche, plus rarement noire. C’est ce que, dans la bande dessinée, nous appellerons « syncope », pour indiquer d’abord, du point de vue de l’expérience du lecteur, une surprise de l’œil, un choc, une secousse. Prenons pour exemple ce baiser que Stéphane dépose sur la joue de Fabrice, et qui le trouble (fig. 1) : en entrouvrant le cadre, la tache d’encre – on pourrait y voir la forme de l’éclair de tonnerre et ainsi une manière d’évoquer le coup de foudre – vient défaire l’image et ébranler le récit. D’ailleurs, l’auteur dessine ensuite un cœur : on dirait que c’est l’expression langagière « coup de cœur » ou « faire battre le cœur » que Fabrice Neaud cherche à mettre en dessin. La syncope bédéphilique rappelle la syncope médicale : Fabrice tombe amoureux comme on tombe en syncope. Remarquons que le dessinateur représente quelquefois encore cet organe pour manifester son bouleversement et toujours un état de choc (figs. 2 et 3).
Pour décrire l’emploi de la syncope dans le texte de Stendhal, la Vie de Henry Brulard, Louis Marin parle non pas de « découverte exceptionnelle » ni de « trouvaille inouïe » [5], mais d’un événement, d’un accident, « comme une minuscule explosion qui résulterait du choc de deux mots, de la rencontre de deux phrases, ou encore comme une déchirure » [6] : il emploie d’abord ce terme pour rappeler que quelque chose ne fait choc que par la relation qu’il entretient avec autre chose. De même, notre exemple montre bien que c’est au cœur de la séquence que peut survenir le choc. Quelque chose vient heurter la lecture, comme quelque chose est venu troubler Fabrice. Ce n’est qu’au sein du système, ici celui de la bande dessinée, que cet événement de lecture peut venir faire irruption et interruption. A cet égard, la syncope rappelle parfaitement que le langage de la bande dessinée repose moins sur une simple relation entre le texte et l’image que sur le jeu du déroulement et de la solidarité des images. D’ailleurs dans Journal (1), les coordonnées de la case syncopée indiquent l’importance du partage de l’espace, de la mise en page. Cette case occupe toujours les lieux stratégiques de la planche – souvent la première case de la page de gauche, ou la dernière case de la page de droite (figs. 7, 9 et 10).
[1] « (…)] un cadre est toujours l’indice d’un quelque-chose-à-lire. (…) Le cadre est toujours une invitation à s’arrêter et à scruter » (T. Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, « Formes sémiotiques », 1999, p. 64).
[2] F. Neaud, Journal (1), Angoulême, Ego Comme X, 1996. Comme on supprime parfois une syllabe ou une lettre pour faire vite, Fabrice Neaud dit procéder par lassitude, à cause de « l’itération iconique » de certaines scènes, c’est-à-dire « la répétition quasi identique, ou identique, d’une même case pour ne faire varier que le contenu verbal et/ou émotionnel de la scène ». Mais contrairement à la poésie, la syncope bédéphilique ne donne pas lieu à un enjambement, mais à une interruption, à un temps long et non à un temps court. En outre, contrairement à la langue orale, la bande dessinée n’est ni d’un usage familier, ni d’un emploi quotidien. La pratique de Neaud mérite d’autant plus que l’on s’y attarde. F. Neaud, « Bande dessinée actuelle et ″bonhomme patate″ », discussion avec Sébastien Soleille, 2008.
[3] Dans L’Ecriture de soi, Louis Marin propose « quelques définitions du terme syncope ou interruption » : la syncope médicale indique la « double interruption du corps et de la conscience » ; dans le domaine de la grammaire, elle renvoie à la « double interruption de l’écriture et de l’orthographe » ; quant à la syncope musicale, elle est ce « glissement de l’accent » par lequel « le rythme rappelle et relance ce qui a été suspendu » (L. Marin, L’Ecriture de soi, Paris, Presses Universitaires de France, « Librairie du Collège international de philosophie », 1999, p. 65).
[4] Au sein de cette esthétique de la surprise, c’est bien entendu la rareté de l’événement qui en assure l’impact.
[5] L. Marin, L’Ecriture de soi, Op. Cit., p. 15.
[6] Ibid.