Malgré une volonté de ne pas tomber dans l’illustration, de ne pas subordonner les tableaux au texte, le texte domine finalement dans une ekphrasis ambiguë. Ce recueil est certes un recueil de synthèse, et l’on sait que dans les autres recueils tableaux et textes étaient agencés ensemble dans la page : dans Lettera amorosa, le texte de Char pour « dédicace » débute le recueil et un tableau de Braque (fig. 1) montrant deux visages qui se regardent le termine [58] ; on ne saurait affirmer plus clairement l’égalité et la complémentarité des deux arts. Toutefois, on se demande si la seule présence du texte dans ce recueil n’affirme pas même involontairement une primauté au moins temporaire de la poésie sur la peinture. Tout en affirmant la fécondité du dialogue avec les peintres et son respect pour eux, Char non seulement ne les laisse pas parler, mais les interprète à sa guise, d’une certaine façon recrée et refait leurs tableaux. Certes nous avons analysé la volonté de dialogue qui s’affirme à plusieurs reprises dans ce recueil (« avec Braque, peut-être, on s’était dit » ; « Il nous a dotés » [59]) ; nous avons constaté également à quel point Char tentait de rendre vivante la peinture de ses amis. Toutefois, les amis peintres n’accèdent pas ici à la parole ; la vie des tableaux est assurée par les mots seulement. Nous rejoignons l’ambiguïté de l’image telle que la décrit Bonnefoy : à la fois les tableaux accèdent ainsi à une sorte d’éternité et en même temps ils y perdent en réalité puisque les mots ne retranscrivent que certains de leurs aspects [60]. Tout se passe comme si la « recherche » devait finalement être individuelle : malgré la volonté affirmée de collaboration, malgré une volonté d’union entre peintre, poète et lecteur, chacun doit affronter une solitude inévitable, une connaissance et une union parfaite, même spirituelle, avec l’autre, ne sont pas possibles. Si dans le dialogue avec Braque « le poète » et « le peintre » sont systématiquement nommés par leur fonction et différenciés, c’est peut-être aussi pour affirmer cette irrémédiable solitude individuelle. La fin du fragment montre une différence irrémédiable, ainsi qu’une inscription dans le temps : « Le peintre : Quoi de neuf dans votre Midi? / Le poète : Les orangers sont déjà en fleur, le pêcher fait son averse. D’autres arbres vont bientôt suivre. Mais leur maturité est insérée dans une unique saison. Tandis qu’ici… » [61]. Les points de suspension et la phrase non achevée sont à interpréter comme une recherche à continuer : la quête n’est ni condamnée ni invalidée, elle peut et doit rester incertaine et fragile. Le peintre comme le poète sont des « lanceurs de graine » [62] – ainsi Char qualifie-t-il Jean Villeri, mais cette appellation peut être généralisée – ils donnent la possibilité d’une éclosion, de quelque chose de neuf, mais ne construisent pas de manière définitive. La quête ne peut totalement aboutir car elle doit rester libre ; or, une quête totalement aboutie se transformerait en un simple chemin à imiter, elle perdrait son authenticité. « Je ne suis pas une loi pour moi et les miens » écrit Zarathoustra ; « si vous voulez monter en haut, servez-vous de vos propres jambes ! Ne vous faites pas porter en haut, ne vous asseyez pas sur le dos et la tête d’autrui! » [63]. Char lecteur de Nietzsche ne peut que donner à son lecteur un chemin par nature partiellement inaccompli : la solitude qui perdure, l’échec partiel du dialogue ne garantissent en rien le succès de la « recherche » du lecteur mais permettent de préserver son authenticité.
On peut donc voir autrement les œuvres d’art construites par Char et les peintres et le problème de la double édition : Char conçoit les œuvres ainsi élaborées comme limitées dans le temps. Selon Edmond Nogacki, René Char préfère la peinture à la photographie parce que la photographie, du fait qu’elle est reproductible à l’infini, perd ce hic et nunc qui est selon Benjamin la caractéristique de l’œuvre d’art authentique [64] : « A la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de l’œuvre d’art au lieu où elle se trouve » [65]. De fait, les collaborations de Char avec les photographes restent ponctuelles : exception marquante, La Postérité du Soleil, véritable dialogue entre Char, Camus et Grindat (fig. 2). Pour Char, l’œuvre d’art ainsi construite doit être plus éclairante – ou plus énigmatique, ce qui est ici équivalent – : le tableau permet de « discerner des voies inattendues mais plausibles » [66]. L’œuvre d’art élaborée à deux sera donc une révélation temporaire, l’ébauche d’un nouveau chemin : en cela Char impose à son lecteur une route à suivre, à lui de s’en écarter ensuite s’il le souhaite. La révélation ne peut pas être permanente car sinon elle serait altérée : l’image, si elle veut rester incarnée, ne peut être que l’expression d’une vision ancrée dans le temps, dans la mesure où la réalité qu’elle décrit est elle aussi dans le temps. C’est également le processus que décrit Heidegger dans « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » : ce n’est que du fond de la mise en lumière de la fuite de l’être que peut émerger une authenticité, une prise de conscience. « La mort se dérobe dans l’énigmatique. Le secret de la douleur reste voilé. L’amour n’est pas appris. Mais les mortels sont. Ils sont, dans la mesure où il y a parole. Toujours plane un chant sur la terre délaissée. La parole du chanteur retient encore la trace du sacré » [67]. La description que fait de lui René Char est enracinée à la fois dans le temps et dans l’éternité : « Frère loup et François appellent Giotto debout sur ses échelles, occupé à peindre les fresques d’Assise. Ils le prient de se dépêcher, car ils désirent lui montrer, avant la nuit, la campagne de Jean Hugo. Pourtant, Jean Hugo appartient bien aux jours de cette année 1957, pleine de peur et digne d’amour » [68]. E. Nogacki écrit : « On comprend alors que l’œuvre née de la plume et du pinceau soit si précieuse, voire unique, et que parfois elle doive appartenir plus au musée qu’à la librairie » [69]. Hugo est héritier des Anciens et en même temps intégré dans l’actualité : l’œuvre qu’il fait avec Char ne peut donc être reproduite, elle ne pourra qu’être évoquée, au sens fort d’appelée à vivre par la voix, dans le recueil de synthèse. Gardons-nous également d’une interprétation trop marquée par la réception actuelle de Char : si actuellement les manuscrits enluminés sont des objets précieux, des œuvres muséales, leur petit format devait à la base leur permettre d’être accessibles à un public d’amateurs peu argentés [70]. Char ne visait donc pas une élite mais le petit cercle de ceux qui voulaient bien « être présents avec lui » [71]. Aujourd’hui les manuscrits enluminés ne sont plus immédiatement disponibles mais le recueil de la Recherche continue de vivre et d’être lu : invitation par les mots à aller voir autre chose, à regarder le monde non pas dans mais grâce à, par la peinture.
Pour conclure, l’analyse de la Recherche et de cette absence des tableaux pose largement autant de questions qu’elle en résout. Certes nous avons établi l’aspect biographique de cette tentative de synthèse par les mots, synthèse volontairement laissée inachevée, qui permet ainsi au lecteur de se mettre lui aussi en chemin. Devenu spectateur regardant, il peut lui aussi « apprendre à voir », continuer la route de la constitution d’un regard neuf, d’un regard qui perçoit l’énigme du monde et l’appréhende de manière vivante. Une telle posture implique d’affronter l’incertitude, le vide : la tentative de dialogue passe par l’acceptation d’une solitude irrémédiable. Mais ces éléments ne résument pas le sens du recueil, pas plus qu’ils ne comblent entièrement le vide laissé par la non-présence des tableaux, qui semblent pourtant irriguer le recueil entier. Mais ce vide, cette incertitude, sont sans doute justement ce que Char a souhaité : si dans la peinture chinoise le vide est un élément constitutif des tableaux, un centre nerveux autour duquel ils sont construits [72], le fait de ne pas faire figurer les tableaux maintient ce recueil dans une part d’incertitude et une fragilité voulue, qui le rendent vivant. La quête d’un regard authentique apparaît dans son incomplétude humaine, le chemin est toujours à compléter. Mais la Recherche, par ce choix particulier, permet également d’aborder une autre question : comment parler des artistes qu’on estime, qu’on affectionne, de quelle façon les faire partager aux autres ? Faut-il se cantonner à un hommage respectueux, une narration de ce qui a été fait ou bien faut-il privilégier une critique « poétique » comme Baudelaire le souhaitait ? Est-il plus fructueux pour le regard d’Autrui de rendre avec le plus d’exactitude possible ce qui a été perçu, vu ou entendu, ou bien faut-il privilégier les impressions personnelles ? René Char choisit d’une certaine façon une « troisième voie » : en privilégiant certains éléments significatifs, comme le « bleu » [73] de Paul Klee, il rend plus immédiat, plus accessible, le sens des tableaux ou du moins une interprétation possible. Toutefois, en organisant sa vision en fragments poétiques, il préserve et même recrée l’énigme des tableaux – et des écrivains dans « Grands astreignants ou la conversation souveraine » [74] – : sans statufier les artistes dans une admiration immobile, il préserve l’énigme qui est le centre nerveux de leur œuvre, il leur permet et leur garantit, à sa manière, de rester toujours vivants.
[58] R. Char et G. Braque, Lettera amorosa, Paris, Poésie Gallimard, pp. 9 et 53.
[59] R. Char, « Avec Braque, peut-être, on s’était dit » « Il nous a dotés », Op. Cit., pp. 680 et 702.
[60] Y. Bonnefoy, La Présence et l’image, Op. Cit., p. 32.
[61] R. Char, « Sous la verrière », Op. Cit., p. 674.
[62] R. Char, « Jean Villeri II », Op. Cit., p. 705.
[63] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, texte traduit par Geneviève Bianquis, Paris, GF, 2006, p 254.
[64] E. Nogacki, « René Char et les peintres », dans René Char et ses Alliés substantiels. Artistes du XXe siècle, Association Campredon art et culture-Maison René Char, L’Isle sur la Sorgue, 2003, p. 108.
[65] W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, texte traduit par M. de Gandillac, Paris, Allia, 2003, p. 65.
[66] E. Nogacki, « René Char et les peintres », art. cit., p. 108.
[67] M. Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Op. Cit., p. 330.
[68] R. Char, « Jean Hugo » I et II, Op. Cit., p. 688-689.
[69] E. Nogacki, « René Char et les peintres », art. cit., p. 108.
[70] Ibid., p. 116.
[71] M. A. Caws, L’Œuvre filante de René Char, Op. Cit., p. 12.
[72] F. Cheng, Shitao, La Saveur du monde, Op. Cit., p 19.
[73] R. Char, « Secrets d’hirondelles – Paul Klee », Op. Cit., p. 690.
[74] R. Char, Grands astreignants ou la conversation souveraine, Op. Cit., pp. 710-748.