On sait que la spiritualité jabèsienne traverse celle du judaïsme, c’est-à-dire celle du Livre. Contrairement à la distinction paulinienne de la lettre et de l’esprit, la culture juive a comblé la lettre de toute une spiritualité. Toute la tradition talmudique du commentaire biblique mêle le souffle et la voix au mystère et à la réalité de l’inscription, instaure une hésitation infinie et inquiète entre le pneumatique et le grammatique :
L’univers juif repose sur la loi écrite, sur une logique des mots que l’on ne peut démentir.
Ainsi le pays des Juifs est à la taille de leur univers, car il est un livre.
Chaque Juif habite dans un mot personnalisé qui lui permet d’entrer dans tous les mots écrits.
Chaque Juif habite un mot-clé, un mot de douleur, un mot de passe (...) [75].
Ce passage est intéressant parce qu’il rappelle d’une part que la loi est écrite, que la vérité est celle du livre. Les personnages-rabbins du Livre des Questions ne cesseront de le rappeler et d’en commenter les implications. Jabès lui-même en fera l’expérience et il interrogera tout au long de son œuvre cette double identité de juif et d’écrivain, ainsi qu’il l’exprime dans cette phrase emblématique souvent citée : « Je vous ai parlé de la difficulté d’être Juif, qui se confond avec la difficulté d’écrire ; car le judaïsme et l’écriture ne sont qu’une même attente, un même espoir, une même usure » [76]. Mais, d’autre part, Jabès évoque le « mot personnalisé » qui permet au Juif d’habiter le monde, c’est-à-dire le livre. Ce mot est bien entendu le nom. Par son nom, chacun peut faire l’expérience de l’écriture, car un nom est fait de lettres. Le nom, en tant que signe écrit, est l’indice d’une absence : il est incapable de me représenter en propre, car ses lettres signifient toujours ailleurs et autrement, se dotant d’une vie et d’une autonomie dès qu’elles viennent s’échouer sur du papier. Mais le nom est également, et précisément par ce qu’il s’écrit et que ses lettres sont les traces d’un exil, le signe d’une existence. Jacques Derrida fut attentif à ce double mouvement de l’écriture, à propos de Jabès et du Livre des questions. D’un côté : « Ecrire c’est se retirer. (…) Etre poète, c’est savoir laisser la parole, la laisser parler toute seule, ce qu’elle ne peut faire que dans l’écrit » [77]. Mais d’un autre côté,
seul l’écrit me fait exister en me nommant. Il est donc vrai à la fois que les choses viennent à existence et perdent l’existence à être nommées. Sacrifice de l’existence au mot (…), mais aussi consécration de l’existence par le mot. Il ne suffit pas d’être écrit, il faut écrire pour avoir un nom [78].
Les livres de Jabès sont parsemés de noms (propres) : les noms de rabbins, les noms de personnages, souvent éponymes (voir la trilogie tétragrammatique et anagrammatique : Yaël, Elya et Aely), et le Nom de Dieu, ce « nom imprononçable » qui ne tient qu’à son tétragramme YHWH, image de lettres en attente (en absence) de souffle [79]. « Et si la lettre n’était que le secret du nom ? » se demande Jabès dans Le Parcours [80]. Jean-Luc Nancy en commente la proposition :
C’est-à-dire : la lettre littéralement prise comme lettre, tracé phonique ou graphique, ne faisant pas signe et signant seulement quelque découvert d’espace, cette lettre n’est rien d’autre que ce qui détient toute la puissance indicielle de l’être. Et réciproquement : tout l’être de l’être, toute son estance ou sa prestance, est confié à la lettre, au corps frêle d’un trait, à son frêle bruit [81].
Cette fragilité apparaît souvent dans l’initiale même du nom, son entame [82]. Dès l’initiale, la majuscule qui se montre et s’hypostasie, le nom est nomade [83], voire exilé. Je, Juif, Jabès. La lettre autorise et annule toute propriété, toujours prête à se disséminer, à se redéployer ailleurs. Il n’est ainsi pas étonnant de voir le complexe jabèsien comme une réflexion (et une exploration) sur le nom, le nom en tant que mot de lettres, qui signe et absence et présence.
La lettre est anonyme. Elle est un son et un signe. En participant à la formation du nom, elle crée, à travers lui, notre image. Elle cesse, alors, d’être anonyme pour faire corps avec nous. Elle épouse notre condition ou notre incondition, vit et meurt de notre vie et de notre mort…
Mais est-ce de la lettre ou de son reflet qu’il s’agit ?
De son reflet sans doute. En ce cas notre nom ne serait que le reflet d’une absence de nom que cette absence même aurait composé. D’où notre absence au monde dont notre nom répond ; d’où notre présence à l’être absent dont nous avons hérité du nom [84].
Mais là réside la hantise et la plus grande menace. Comme chez Perec, la lettre nominale initiale porte en effet en elle le risque d’une disparition, d’une extermination ; l’initiale est le signe d’une usure, d’une ruine nominale et d’une confusion. Dès le premier livre du Livre des questions, on peut lire ce développement saisissant sur le nom de Sarah Schwall, personnage emblématique de la première trilogie du Livre :
Un matin, où nous étions étendus sur la plage, avec son index, elle dessina ses initiales dans le sable.
S.S.
Sarah Schwall.
S.S.
S.S.
(Comment s’appelait, Sarah, ce jeune S.S. qui portait tes initiales gravées dans son âme, qui circulait partout, grâce à tes initiales, qui portait un uniforme que l’on désignait par tes initiales ?
Comment s’appelait ce jeune arrogant sans scrupules qui détenait sa puissance des deux Majuscules de ton nom ?
Il n’était pas le seul à s’enorgueillir du prestige de cette double lettre.
Comment aurais-tu pu empêcher les autres lettres qui formaient ton nom, de sombrer, l’une après l’une dans l’océan des lettres mortes d’où émergeait, plus brillante que l’aurore, la double Majuscule appelée à gouverner le monde et qui narguait le soleil ?
Les hommes ne voyaient plus que par elle tandis que toi et moi et ceux qui nous ressemblaient par le visage et par le cœur, croyaient au soleil rond, au soleil du vieux temps qui était le leur et celui de la terre.
Sarah Schwall
arah chwall
ah wall
S. S.
Ainsi, brûle une feuille de papier dans le foyer familier ; ainsi brûle un être humain à proximité de la fosse commune ; ainsi survit le souvenir de l’être aimé au milieu des cendres amoncelées à vos portes.
Mais le vent souffle pour votre bonheur, assassins.) [85]
La double lettre S résonne dans le dernier mot de ce passage, mais elle résonnera aussi plus loin dans d’autres noms : Salomon Schwall, Serge Segal, ou dans l’expression « le Seigneur et Son peuple rassemblé » [86]. Elle survit par-delà ces figures élémentaires de l’effacement ou de la disparition, si fréquentes chez Jabès, que sont le sable, l’océan, la cendre ou le vent. Il faut souligner ici la visibilité de la lettre, résultat (reste) de l’érosion du nom, de sa brûlure ou de sa crémation. Cet aspect visuel de l’écrit est ce qui vient déjouer nos habitudes de lecture et impose un arrêt sur la lettre : « C’est l’œil qui déclenche le vrai questionnement, l’interrogation des mille interrogations qui sommeillent dans la lettre, et non pas l’ouïe » [87].
Le dernier livre du Livre des questions sera le point limite de toute cette réflexion sur la lettre et le nom, que les volumes précédents auront amorcés – et notamment autour des noms de Yaël, d’Elya et d’Aely qui tous reproduisent le nom El (fig. 11). La lettre, commencement et fin de l’écriture, comme l’affirmait déjà le premier livre de Jabès : « La lettre rêve le mot qui rêve la phrase qui exauce le mot qui exauce la lettre » [88]. Le livre ultime, qui clôt le cycle du Livre des questions, suivra à la trace un tel mouvement de va-et-vient autour des lettres qui fondent et ruinent l’écrit.
[75] E. Jabès, Le Livre des Questions, Op. cit., pp. 112-113.
[76] Ibid., p. 136.
[77] J. Derrida, « Edmond Jabès et la question du livre », Op. cit., p. 106.
[78] Ibid., p. 107.
[79] Voir l’article de R. Major, « Jabès et l’écriture du nom propre », dans Ecrire le Livre autour d’Edmond Jabès, Colloque de Cerisy sous la dir. de R. Stamelman et M. A. Caws, Seyssel, Champ Vallon, 1989, pp. 15-21.
[80] E. Jabès, Le Parcours, Paris, Gallimard, 1985, p. 25.
[81] J.-L. Nancy, « JA, BES », dans Saluer Jabès. Les suites du livre, collectif dirigé par D. Cahen, Opales, 2000, pp. 52-53. Tout le texte de Nancy est une variation sur le nom de Jabès.
[82] Voir la « Seconde approche d’Aely (La rue) », dans l’ouvrage du même nom (Aely, Op. cit., pp. 448-450), où des noms propres se succèdent en ordre alphabétique inversé : Zacharie, Yves, Xavier, Wilfrede, Victor, etc., avec une seule lettre absente, le J, celle de l’auteur qui commente en fin de série : « Syllabaire dont l’âge est celui de ses lettres usées et de ses différentes encres, j’y vois se défaire et se reformer, à chaque instant, mon nom » (Ibid., p. 450). Voir le texte de J.-L. Bayard, « L’ordre du livre », dans Saluer Jabès, Op. cit., pp. 19-28.
[83] Cf. E. Jabès, • (El, ou le dernier livre), dans Le Livre des Questions, II, Op. cit., p. 472 : « Nomadisme ! Le Nom justifie le nomade. Le juif, héritant du Nom perdait, en même temps, son lieu. Le nomade assume le Nom informulé ».
[84] E. Jabès, Le Livre du Partage, Paris, Gallimard, 1987, pp. 18-19.
[85] E. Jabès, Le Livre des Questions, Op. cit., pp. 163-164.
[86] Voir Ibid., p. 183.
[87] E. Jabès, Le Livre des marges, Fata Morgana, 1975 et 1984, p. 16.
[88] E. Jabès, Je bâtis ma demeure, dans Le Seuil Le Sable. Poésies complètes 1943-1988, Paris, Gallimard, 1990, p. 301.