On sait depuis les travaux de Jacques Derrida ou d’Anne-Marie Christin que notre écriture alphabétique ne relève pas seulement d’un système phonétique mais repose également sur une dimension graphique. Le verbe « écrire » vient d’ailleurs du grec graphein qui signifie tout autant écrire que dessiner. Ecrire c’est d’abord, avant même toute prononciation, l’inscription de lettres graphiques sur un support, de lettres qui ont valeur d’image avant d’être articulées en mot, en son et en sens. Mais une idée phonocentriste résiste, qui voudrait que l’écrit ne soit que le véhicule d’une voix ou d’une parole pleine, assurée de son discours et de ses effets. Or, si la lettre n’est pas totalement assujettie au mot et au son qu’elle fait naître, si elle décide par elle-même de revendiquer un sens indépendant de ce qu’elle est censée articuler, c’est toute une maîtrise du discours qui se défait – à moins de voir dans cette double possibilité de la lettre une chance pour l’écriture. La lettre est en effet cette unité graphique qui participe d’une double identité ; elle est, selon Roland Barthes, un « signifiant contradictoire », un « énantiosème » [1]. Depuis son invention, la lettre (gramma) n’a en effet cessé d’osciller entre une simple instrumentalisation en vue de former un mot, et l’affirmation d’une autonomie, d’une existence et d’une signifiance – voire d’une figuration – singulières. L’alphabet, dont la principale mission fut de permettre le recueil graphique de tous les sons possibles, n’a jamais voulu (ou pu) se séparer de son existence matérielle, et de sa parenté (ou de son désir de parenté) avec les idéogrammes : la lettre n’apparaît donc plus seulement comme le simple vecteur d’une parole à construire, mais bien aussi comme un objet à contempler, à appréhender, une instance visible autant que lisible.
La lettre rappelle, à qui accepte de la voir – et de la montrer –, la dimension (essentiellement) littérale et graphique de l’écriture. C’est un graphème. L’écriture alphabétique, qui consiste à tracer des lettres, se présente ainsi comme une grammatographie. Qu’on la manuscrive (calligraphiquement) ou qu’on la typographie, la lettre révèle la part graphique de l’écriture alphabétique. La tradition des lettrines, comme celle des calligrammes, insiste sur cette dimension graphique de la lettre. Les copistes du Moyen Age ont développé cet imaginaire de la lettre en lui prêtant un pouvoir de figuration débordant le cadre de la signification du texte lui-même. La lettrine, capitale qui initie un paragraphe ou un chapitre, constitue une sorte de seuil entre l’écrit et les marginalia, entre le texte et l’image ; elle apparaît et s’ouvre comme le lieu de leur rencontre, de leur contamination ou de leur métamorphose : la lettre se prête en effet à toutes les transformations possibles [2]. Les alphabets ont à leur tour développé cette puissance figurative de la lettre qui, outre la révélation de mondes imaginaires aux possibilités inouïes, a cherché à faire oublier son caractère arbitraire. Elle s’est ainsi ouverte aux zoomorphismes et aux anthropomorphismes les plus inimaginables. La lettre a surtout pu être lue en tant que telle, ce qui lui suppose un sens, une motivation signifiante qui joue de sa capacité figurative et mimétique. Du Sacramentaire dit de Gellone (entre 755 et 787) à La Table de Francis Ponge, la lettre T peut ainsi être ici la représentation de la croix christique, là celle de la table d’écriture. La lettre apparaît, dans son graphisme même, comme le reflet et la représentation d’une réalité – un dessin figuratif. Ce cratylisme de la lettre alphabétique, qui lui confère une qualité pictogrammatique, lui donne une vie, une existence à part entière.
La lettre entre ainsi dans un double mouvement de composition qui lui permet à la fois de s’effacer au profit du mot qui porte alors tout le sens, et de s’isoler, d’apparaître en retrait pour manifester sa présence singulière. Ce repli lui confère une dimension symbolique ou métaphorique : en elle s’étoile une possibilité signifiante qui prend pied dans son caractère figuratif, mais aussi sonore, c’est-à-dire dans sa matérialité. Se révèle également une dimension esthétique : la lettre arrête le regard sur l’élément graphique de sa formation. Enfin se dégage une dimension magique ou symbolique : la lettre peut être l’enjeu d’un hermétisme, chiffrant le message. Cette dernière dimension, que la tradition talmudique et kabbalistique a largement développée [3], provient précisément de ce double caractère de la lettre qui ouvre et ferme à la fois, de son statut de seuil qui laisse passer ou qui retient. Seuil du visible et du lisible, et qui suspend sans cesse l’une à l’autre. La littérature, comme la psychanalyse, se souviendront de cet aspect cryptogrammatique ou de cet effet « lettre volée » où la lettre joue de sa position de retrait, se met en posture d’invisibilité et d’oubli, par sa trop grande visibilité, par son évidente présence. S’affirmant comme objet visible et comme arrachement à la conception occidentale d’une écriture linéaire, la lettre devient le symptôme d’une dimension autre, cachée : la visibilité de la lettre met au jour toute une face occulte de l’écrit, se dérobant toujours au regard inattentif.
La lettre fonctionne-t-elle comme une menace ou comme une chance ? Sa capacité de retrait implique une liberté qui veut aller à l’encontre des carcans linguistiques imposés par la nécessité communicationnelle ; elle veut s’ériger contre sa seule instrumentalisation, contre une linéarisation de l’écriture impliquant son effacement (comme celui de toutes les traces de l’écriture) au profit d’une évidence logocentrique et idéelle. La poésie moderne et contemporaine multiplie les tentatives de libéralisation du littéral : calligrammes, poésie concrète, poésie visuelle, lettrisme [4] et autres « délires typographiques » [5]. La deuxième partie du XXe siècle est en effet marquée par un « textualisme » reposant sur les capacités de la lettre et de sa combinatoire infinie. Pourtant, dans le mouvement même de cette révélation ou de cette libération grammatographique, demeurent des incertitudes. Car la qualité contradictoire de la lettre, sa qualité d’énantiosème, empêche au fond toute maîtrise de ses pouvoirs. La lettre résiste. Elle peut suspendre le sens, ou signifier autrement. Une lettre en plus ou en moins, et tout est bouleversé. C’est pourquoi la libération jubilatoire de la lettre s’accompagne d’une inquiétude. Loin de s’effacer dans le flux du discours et à la lecture, la lettre demeure un point d’achoppement qui creuse le texte et le rend visible dans ses moindres détails. Elle peut ainsi apparaître comme un phénomène de hantise, croisant deux réalités qui définissent une modernité littéraire. La première tient au caractère disséminal de l’écriture, à ce régime grammatologique qui fait passer les Belles Lettres dans la littérature [6]. Depuis ce moment où, pour le dire schématiquement, les Lettres perdent leur pouvoir – qui est le pouvoir d’effacement de la matière verbale au profit de la parole et de l’idée véhiculée –, la littérature ne cesse de connaître des crises qui feront de son exercice l’épreuve d’une possibilité de l’impossible. La seconde réalité est la révélation de l’instance graphique de la lettre, qui reste le lieu (et la trace) d’un dessin. Dans les deux cas, les manifestations de la hantise procèdent tout à la fois d’une fascination et d’une crainte.
On suivra ainsi différentes manifestations d’une telle hantise où s’affirment conjointement la fascination pour un pouvoir graphique qui crée, scripturalement, des possibilités littéralement inédites, et la crainte d’une fuite du discours dans une fixité graphique qui annihile toute maîtrise. Dans tous les cas, l’enjeu consiste à évaluer les chances de l’écriture : sa chute dans ce que l’on peut appeler le « grammatographique » et ses nouvelles possibilités d’expression et de sens. Inquiétude et jubilation. Dissémination, contamination glissement d’un mot sur (vers) un autre. L’aspect ludique du jeu avec les mots et leurs lettres semble avoir un pouvoir salvateur et innocent ; mais il est parfois également l’indice d’une angoisse, où plus rien ne semble parvenir à se fixer : pourtant c’est là, nécessairement, que semblent résider les enjeux véritables de l’écriture, pour qui accepte de les regarder en face.
Une nouvelle dimension apparaît alors. Si la lettre est rendue à sa visibilité, c’est peut-être aussi pour révéler qu’à son tour elle possède la qualité de voir. Nous nous sentons en effet comme observés par un langage rendu à sa qualité graphique. Car la lettre devient alors le symptôme d’un bouleversement de la lecture. En tant que hantise textuelle, elle défait les assurances de la lecture en déplaçant les attentes et en court-circuitant les habitudes. Les écrits qui mettent en évidence le jeu grammatographique de leurs lettres sont également toujours le lieu où la lecture est interrogée. Mais là encore, c’est peut-être aussi l’indice d’une chance à saisir. L’instance de la lettre, jubilatoire et inquiétante, est l’occasion pour la lecture de se réinventer.
Cette question, plurielle et complexe, traverse l’histoire littéraire, et plus évidemment sa modernité. Nous proposons de nous arrêter plus spécifiquement sur trois écrivains-poètes. Francis Ponge, tout d’abord, a fondé son parti pris des choses sur le parti pris des mots. Il se réclame d’une physique atomistique où les lettres jouent un rôle décisif. Dans La Table, par exemple, on verra que Ponge cherche à redéfinir l’écriture et la lecture à partir de sa rencontre abstraite-concrète avec un mot. Georges Perec, c’est bien connu, a beaucoup joué avec les mots, en les croisant ou en en effaçant les lettres ; plus qu’aux romans lipogrammatiques, c’est à W ou le souvenir d’enfance que nous nous intéresserons : quand la lettre se fait cicatrice et signe d’un passé toujours à même de resurgir ; le maniement ludique des mots et des lettres cache en fait une réalité plus grave qu’il n’y paraît. Enfin, Edmond Jabès viendra préciser en quoi la lettre est la chance de l’écriture, comme celle de la lecture – la chance étant à entendre encore une fois dans sa contradiction de chute et de possibilité révélée : le signe d’une hantise à jamais opérationnelle, et l’enjeu d’une obsession qui, à jamais, fait œuvre.
[1] R. Barthes, « L’esprit de la lettre », préface au livre de Massin, La Lettre et l’image, Paris, Gallimard, 1970, éd. modifiée en 1993, repris dans L’Obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 95.
[2] Voir l’extraordinaire iconographie du livre de Massin.
[3] Et que l’on peut retrouver dans L’Aleph de Borges.
[4] Dans la poésie lettriste, la lettre est mise en avant selon un enjeu tout autant esthétique que politique ; le lettrisme d’Isidore Isou veut en effet rompre avec deux mille ans de « poésie-à-mots » en créant une poésie des lettres. Une poésie ciselante voit le jour à travers des « symphonies lettristes » et des notations hypergraphiques. Voir J.-P. Curtay, La Poésie lettriste, Paris, Seghers, 1974.
[5] Voir, l’article de R. Queneau sur le typographe Cirierdans Bâtons, chiffres et lettres, Paris, Gallimard, 1965. Il y a en effet une folie (typographique) de la lettre à se montrer sous toutes ses formes, à s’exacerber frénétiquement.
[6] Il faudrait bien entendu invoquer plus longuement le travail de J. Derrida ou de J. Rancière.