Fig. 4. A. Artaud, L’Etre et ses fœtus, 1945
Fig. 5. Codex Borgia, planche 20
La scène apparaît bien comme redimensionnée à l’échelle du corps dans certains textes ultérieurs, « Un Athlétisme affectif » en particulier ou « Le Théâtre de Séraphin » (1935) : l’acteur y est invité à modeler sur son corps une « sorte de musculature affective », en usant avec science de son souffle, à creuser, façonner une espèce de « double », jusqu’à lui imposer « les formes et l’image de sa sensibilité » [12]. Ces intentions antagonistes qui se croisent sans se résoudre, au temps du Théâtre et son double, les dessins tardifs d’Artaud paraissent en faire l’épreuve et les actualiser à leur tour. N’observe-t-on pas, à suivre leur évolution, un même recentrement de la scène sur le corps d’un sujet ?
Les grands dessins éclatés de Rodez d’une part, et les portraits et autoportraits de l’autre illustrent nettement a priori les deux options que peine à concilier Artaud en rêvant le théâtre. Penchons-nous tout d’abord sur un dessin auquel il pense sans aucun doute lorsqu’il évoque pour la première fois ses « dessins écrits », – « L’Etre et ses fœtus », daté de janvier 1945 (fig. 4). Constellé de formes diverses, de têtes féminines pourvues de mamelles, de cercles hérissés de pointes, de phallus, d’ébauches de fœtus, de membres épars, d’os, il porte aussi une pléthore d’inscriptions. Certaines bordent le cadre de la feuille, en soulignent la clôture, – en haut et en bas : le titre, à gauche : une vitupération contre la sexualité (« utérines viscères ce crime anal des êtres »), à l’opposé de laquelle visiblement se tient la poésie, désignée par la mention à droite des Chimères de Gérard de Nerval. Au centre deux phrases se déroulent, parallèles et verticales, dont l’une est cryptée : « en eux le c me ute », où je lirais : « le c[on/cul] me tue », l’autre semblant lui répondre, et inviter à un autre type d’engendrement : « en moi ma fille Catherine lama ». Des glossolalies enfin sont disséminées par blocs (« poto klis/ ake klis / da poto »,…). Mais le texte, dans « L’Etre et ses fœtus », ne se mêle pas simplement aux formes : comme dans le théâtre balinais où, sous le regard émerveillé d’Artaud, « tout correspond », où « d’un geste à un cri ou à un son, il n’y a pas de passage », on hésite là parfois entre la figure ou la lettre, entre un os, par exemple, ou un « i », entre une sphère – un utérus peut-être –, ou un « o », et cette indistinction est bien le signe que s’élabore, sur la ruine du dessin et de l’écriture, un nouveau langage, strictement graphique [13].
Or ce qui frappe par-dessus tout dans cette image, c’est la façon dont l’espace clos de la feuille est absolument saturé, criblé de signes. « Je dis que la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse », proclame Artaud dans « La Mise en scène et la métaphysique » [14] ; il pourrait tenir, au sujet de « L’Etre et ses fœtus » et de nombre de ses « dessins écrits », exactement le même propos : il semble en proie à une forme de « tentation de l’espace », pour reprendre une expression dont use Roger Caillois, parlant du mimétisme tant biologique que magique et de l’expérience psychasthénique [15]. Cette tentation, il l’articule lui-même à une peur du vide, dans Le Théâtre et son double aussi bien que dans ses Messages révolutionnaires (1935-1936) où il rapproche le théâtre, cet « art de l’espace », des Codex mexicains dont le tracé foisonnant trahit à ses yeux le « besoin de faire mûrir le vide » – ceux-ci n’étant pas sans affinité d’ailleurs avec certains de ses propres dessins [16] (fig. 5). Ainsi « L’Etre et ses fœtus » est représentatif de l’un des versants de la pratique d’Artaud, en ce qu’il privilégie la mise en scène ou en espace, et aboutit à une fragmentation, un morcellement du corps dont on identifie des bouts au beau milieu des formes, des mots.
On peut ajouter qu’à cette débauche de signes s’attache une dimension narrative : le « dessin écrit » s’offre à lire, on l’a vu, il tient de l’allégorie, voire de la bande dessinée ; et recèle en outre dans certains de ses titres – « La Bouillabaisse des formes dans la tour de babel » (février 1946) par exemple – des allusions à des mythes ; il renoue donc ici encore, mais sur un mode différent, avec l’un des enjeux du premier Théâtre de la Cruauté ; Artaud en appelle souvent aux mythes dans les années 1930, contre tout psychologisme, il invite à les actualiser, à en ranimer les forces, sur le modèle du rituel. La fable, à ses dires, n’est jamais qu’un prétexte, mais qui insiste et dont il ne se départit guère, comme en témoigne le seul spectacle qui ait concrétisé son fantasme, celui des Cenci, une tragédie adaptée d’après Shelley et Stendhal, centrée sur l’inceste.
Des grands dessins écrits de Rodez aux portraits et autoportraits (mai 1946-mars 1948), on observe un resserrement analogue à celui qui s’opère entre « Sur le Théâtre balinais » (réalisant l’idéal de la cruauté) et « Un Athlétisme affectif ». Le visage dessiné apparaît le plus souvent sous l’aspect d’une tête coupée, isolée et comme plantée dans l’espace vide ; il peut être escorté toutefois par d’autres figures, ainsi que par des phrases, des mots, des glossolalies. Mais il en vient à s’identifier, à équivaloir à la scène dont les contours poreux se recentrent sur le corps (ou ce qui en tient lieu) : il l’absorbe ou s’y étend, soit que des hiéroglyphes se glissent jusque sur son front, soit que des traits le relient à l’espace qui l’entoure, voire joignent à une aspérité de la peau une autre de la page. Entre la face dessinée et la surface blanche sur laquelle elle se détache, la limite alors tend à disparaître ; et le bord vierge de la feuille, dénué des inscriptions qui le ceignent dans un dessin comme « L’Etre et ses fœtus », semble repousser lui aussi toute idée de clôture (figs. 6 et 7). Si la scène et le corps s’ajustent ainsi, c’est à la faveur d’une sorte d’équivalence qu’Artaud lui-même évoque, dans l’un de ses très beaux textes sur le visage humain, en les termes suivants :
[…] il est absurde de reprocher d’être académique à un peintre qui à l’heure qu’il est s’obstine encore à reproduire les traits du visage humain tels qu’ils sont ; car tels qu’ils sont ils n’ont pas encore trouvé la forme qu’ils indiquent et désignent ; et font plus que d’esquisser, mais du matin au soir, et au milieu de dix mille rêves, pilonnent comme dans le creuset d’une palpitation passionnelle jamais lassée [17].
Le visage sous sa plume se livre donc comme une « esquisse », celle d’un corps à venir, et son tracé rejoint celui du crayon, mime sa quête ; loin d’être figé, il consiste en des gestes, des lignes de force dont le dessinateur part en vue de les prolonger. A un mouvement de morcellement, de dispersion au sein d’un espace comble et délimité se substitue alors une scène unifiée, infiniment ouverte et mobile.