Fig. 1. Christian Gabriel Guez et Anik Vinay,
La Porte de L’Orient [fermé]
Fig. 2. Christian Gabriel Guez et Anik Vinay,
La Porte de L’Orient [ouvert]
Le mystique « ne peut que décrire là où il fut, il ne peut montrer la route à personne » [1] avertit le philosophe orientaliste Henry Corbin dans un de ses traités consacrés à l’univers spirituel iranien. Evoquer l’expérience intérieure en termes d’espace est une constante des écrits mystiques. Qu’il s’agisse du « château de l’âme » de sainte Thérèse d’Avila ou de la « géographie visionnaire » des soufis, c’est toujours un lieu que le mystique explore. Cependant, la voie qui y mène reste personnelle, donc d’une certaine manière secrète, elle chemine toujours en terre nouvelle. Le monde intérieur est projeté dans un monde suprasensible qui ne manque pas pour autant d’étendue. Selon Aldous Huxley,
l’espace est un symbole de l’éternité ; parce que dans l’espace, il y a la liberté, la réversibilité du mouvement, et qu’il n’y a rien dans la nature de l’espace, contrairement à celle du temps, qui condamne à la mort et à la dissolution inévitables ceux qui y sont impliqués. De plus, parce que l’espace contient des corps matériels, apparaît la possibilité de l’ordre, de l’équilibre, de la symétrie et de la forme – la possibilité, en un mot, que cette Beauté, associée au Bien et à la Vérité, trouve sa place dans la divinité manifestée. Notons à ce propos un point très significatif. Dans tous les arts dont le matériel brut est de nature temporelle, le premier but de l’artiste est de spatialiser le temps [2].
Ainsi, par des moyens qui leur sont propres, la littérature, tout comme la musique, aspirent à « spatialiser le temps », à réaliser symboliquement l’éternité.
Œuvre conjointe du poète Christian Gabriel/le Guez Ricord et de l’artiste plasticien, Anik Vinay, La Porte de L’Orient [3] relève un double défi : « spatialiser » une parole poétique qui dit le rapport personnel à un certain lieu, l’expérience de sa découverte, et « retracer » la route qui y mène avec ses repères et ses détours. Car La Porte de L’Orient se donne pour une carte eschatologique, un instrument d’orientation, dans le sens étymologique de recherche de l’« Orient ».
Fervent lecteur des ouvrages d’Henry Corbin, Christian Guez fait de son œuvre une véritable exploration du monde imaginal, lieu intermédiaire entre sensible et intelligible, accessible à la seule vision mystique. Il rejoint ainsi la famille des poètes visionnaires, dans la lignée qui va de Dante à Blake, Novalis, Rimbaud ou encore Roger Gilbert-Lecomte. Mais c’est peut-être avec Nerval que Guez manifeste le plus d’affinités en ce qui concerne l’œuvre et la struture de la personnalité [4]. Sa parole forte et difficile porte le sceau de l’expérience aussi exaltante que douloureuse dont elle est issue.
Marquée par les courants ésotériques des trois religions du Livre, l’œuvre de Christian Guez, encore largement inédite, bouleverse les formes et les catégories littéraires. En quête de nouveaux moyens d’expression, le poète avait initié dans les années soixante-dix une fructueuse collaboration avec Anik Vinay et Emile-Bernard Souchière, artistes plasticiens et éditeurs artisanaux. Plus d’une dizaine de livres-objets sont issus de cette aventure intellectuelle et artistique dont l’une des plus belles réussites est précisément La Porte de L’Orient.
Paru en 1986 sur les presses de l’Atelier des Grames, La Porte de L’Orient est composé de quatre feuillets semi-transparents, pliés en éventail et enserrés entre deux plaques gravées, de plomb et de céramique (figs. 1 et 2). Cet objet inédit s’inscrit à la fois dans les traditions des livres médiévaux plicatifs abritant souvent des calendriers astronomiques, des « livres des morts » et des lamelles orphiques décrivant le chemin à suivre dans l’au-delà, mais aussi des cartes et des diagrammes tracés par les mystiques tel le schéma graphique de La Montée du Carmel par Jean de la Croix.
Une observation préliminaire s’impose. Le livre-objet, tel qu’Anik Vinay et Emile-Bernard Souchière le conçoivent, est un diptyque où le visuel naît du textuel. Le plus souvent, la forme est conçue à partir d’un texte inédit et du dialogue que le plasticien porte avec son auteur. Cette opération que les artistes de l’Atelier des Grames nomment volontiers, la « mise en corps » de l’écrit ou la « mise à livre », constitue le livre-objet en un dispositif artistique réflexif à performances expressives remarquables.
A l’opposé de certaines pratiques artistiques des années soixante-dix qui manipulaient les objets, dont les livres, et les détournaient de leur usage quotidien, la démarche artistique d’Anik Vinay et Emile-Bernard Souchière vise avant tout à maintenir le livre dans sa fonction première, celle de support d’un texte qui reste lisible. Aussi proposent-ils, à la place du terme « livre-objet » celui d’« objet : livre(s) » que nous adoptons ici. Cette nouvelle dénomination dit bien l’importance accordée à l’objet livre quand bien même on touche à ce que Michel Melot appelle la « forme symbolique du livre » [5].
Quant à La Porte de L’Orient, comme pour la plupart des créations des Grames, au commencement était le texte : une page de prose poétique fragmentée, confiée à Anik Vinay [6]. Dans la lettre manuscrite du 18 août 1982, Guez laisse à l’artiste plastique toute latitude pour l’organisation des fragments :
Chère Anik, / j’ai relu « La Porte de L’Orient ». / A quoi bon privilégier tel ou tel ordre pour ce texte. Il a été écrit dans le fragmentaire et le hasard de ce[tte] frappe ne me déplaît pas. Pourquoi l’orienter dès lors que de petites étoiles typographiques peuvent isoler et respecter les fragments, n’était la reconstruction que tu peux en faire toi et qui m’intéresse plus que celle que je pourrais en faire [7] (fig. 3).
Un dialogue s’engage. Il est question pour Anik Vinay de « livres plicatifs » et de « livres des morts » pour Guez, les « livres des morts » étant un « genre » dans lequel toute son œuvre pourrait être classée. L’incipit du texte offre le mot-clé : « Je dresse la carte de ma transcarnation [nous reviendrons sur ce terme plus loin] ... ». Ce sera une « carte », une carte personnelle, unique, portative (aussi bien les livres plicatifs que les livres des morts se gardent sur soi).
Le texte est divisé en quatre, peut-être suivant la riche symbolique du nombre (quatre points cardinaux, vents, saisons, éléments, etc.) et imprimé à l’endroit et à l’envers, en caractères typographiques à l’encre violine et en écriture manuscrite à l’encre noire, sur des feuillets semi-transparents numérotés (figs. 4, 5, 6, 7). Anik Vinay choisit un papier de chanvre, indéchirable. Elle valorise le « format coquille » [8], chaque feuillet est un seul morceau, comme les cartes anciennes réalisées sur un seul parchemin (qui gardait parfois la forme de l’animal).