Fig. 5. Deuxième feuillet de La Porte de L'Orient
Fig. 6. Troisième feuillet de La Porte de L'Orient
Fig. 7. Quatrième feuillet de La Porte de L'Orient
Fig. 8. Signature iconique de Christian Guez
La disposition du texte sur la page respecte son caractère fragmentaire d’origine. La pliure des feuillets engendre naturellement des colonnes qui accueillent de petits blocs d’une ou deux phrases imprimées en interligne simple ou double, parfois souligné. Un coup d’œil rapide entre le tapuscrit de départ et le texte imprimé permet de se rendre compte que les fragments inscrits sur le premier feuillet suivent l’ordre initial pour une lecture de gauche à droite et du haut en bas, alors que ceux qui figurent sur le second feuillet ne retrouvent leur disposition première que s’ils sont lus à l’envers (de droite à gauche et de bas en haut).
L’écriture manuscrite relève encore plus de l’ordre du variable. Tantôt d’une taille comparable aux caractères imprimés, tantôt démesurée, comme agrandie à travers une loupe, elle couvre aussi bien le recto que le verso des feuillets. Parfois, elle change le sens de sa lisibilité : la fin d’une phrase peut se lover littéralement autour d’un bloc de texte (feuillets n° 2 et 3) si bien que le lecteur doit tourner le feuillet dans tous les sens ou bien déplacer son corps comme autour d’une carte dépliée sur une table.
La semi-transparence du papier permet le jeu de l’endroit et de l’envers, de la volte-face, principe fondamental d’écriture chez Guez. Ancien procédé cryptographique, l’écriture à l’envers a trait dans son œuvre au passage entre deux mondes que le poète voit comme un « passage au négatif », presque dans un sens photographique car « ...cette terre (...) ne devait être qu’un négatif parmi d’autres » [9].
Cette « opération » permet aussi d’envisager sous un autre angle les dualités classiques (le bien/le mal, le vrai/le faux, l’ange/le diable, le blanc/le noir, le caché/le manifeste), celui du renversement et de la dynamique perpétuelle. Dû en partie à son intérêt pour la kabbale, ce mode de lecture spécifique se traduit dans l’œuvre par une attention particulière à ce qui se trouve à l’envers, à ce qui est caché, occulté et pourtant accessible une fois que le lecteur est en possession du « code » de lecture ou tout simplement d’un « miroir » pour libérer le sens : « Le décret où l’on peut affranchir ses paroles revient à L’Ange lorsqu’il utilise un quelconque miroir ».
Ceci exige une double lecture. Il s’agit, d’abord, de lire dans les deux sens, de lire et de délire : « ayant droit de lire, de délire les lettres où ma vocation se construit » [10]. La célèbre rime rimbaldienne du Bateau ivre « lyre/délire » revient souvent chez Guez dans un jeu de mots complexe basé sur l’antanaclase : lire/lyre, délire/dé-lyre, délire (pathologique)/délire (lire à l’envers). C’est ensuite lire deux fois, car le texte y est doublement inscrit. L’obsession du double était constante chez Guez qui partageait son identité avec l’Archange Gabriel. Le prénom Gabriel/le désigne justement cette moitié inconnue que le poète rejoindra dans l’au-delà [11].
L’importance que Guez et ses amis artistes des Grames accordaient à l’écriture manuscrite n’est pas des moindres. En effet, cette dernière se trouve valorisée dans presque tous les livres-objets réalisés ensemble. Dessinateur et peintre également, Guez accompagnait souvent ses poèmes de silhouettes d’anges, de personnages stylisés, d’écritures inconnues, symboles alchimiques, clefs, lunes, étoiles, croix, ancres, cœurs, barques : un vrai labyrinthe signalétique toujours daté et accompagné de la signature manuscrite de l’auteur. Issus du même geste, le poème et le dessin éclosent ensemble sur la page. Dans le même esprit, Anik Vinay a ajouté sur les quatre feuillets à côté de l’écriture manuscrite de Guez, quelques personnages stylisés de la main du poète et un des « sceaux de l’Ange », une sorte de signature iconique [12] (fig. 8). Cette contiguïté nous place au cœur d’un chiasme : l’écriture acquiert une valeur picturale et le dessin une valeur scripturale.
Comme le souligne Roland Barthes, l’affinité entre écriture et peinture s’explique par leur origine commune : « toutes les deux viennent de la main ». Dès lors, la « vérité » de l’écriture réside dans le geste et la pulsion qui la fait naître : « la vérité occultée de l’écriture est sa vérité gestuelle, sa vérité corporelle » [13]. Car c’est d’abord le corps, avec ses pulsions et ses désirs, qui s’exprime à travers l’écriture. Ainsi Roland Barthes note à propos de la sémiographie d’André Masson, écriture dépourvue de signification dont on pourrait rapprocher certaines graphies inconnues de l’invention de Guez (fig. 9), qu’elle
nous aide à comprendre que la vérité de l’écriture n’est ni dans ses messages, ni dans le système de transmission qu’elle constitue dans le sens courant, encore moins dans l’expressivité psychologique que lui confère une science suspecte, la graphologie, compromise dans des intérêts technocratiques (expertises, tests), mais dans la main qui appuie, trace et se conduit, c’est-à-dire dans le corps qui bat (qui jouit). (...) Si quelque chose est “communiqué” dans l’écriture (...), ce ne sont pas des comptes, une “raison” (étymologiquement c’est la même chose), mais un désir [14].
Aussi l’écriture à la main représente-t-elle, selon Roland Barthes, « la projection énigmatique de notre propre corps ». Avec Guez, on pourrait ajouter, « et de notre âme » dans cette unité de la personne promise aussi dans l’autre monde. Qu’il s’agisse de graphèmes inconnus ou d’une chaîne graphématique en une langue connue, plus ou moins lisible, l’écriture manuscrite exprime de façon cryptée une partie du « secret » que nous sommes et vers lequel il s’agit d’avoir le courage d’avancer sur le fameux « chemin mystérieux qui va vers l’intérieur », sur la voie ouverte par les poètes romantiques, Novalis en tête [15]. C’est clairement dans cette voie que Guez s’est engagé.
La fascination pour la puissance du signe se manifeste de multiples façons à travers l’œuvre entière de Guez. Le poète exploite parfaitement ce que Barthes appelle la « fonction cryptique de l’écriture » ou son « envers noir » [16]. Chez lui, les lettres, les chiffres, les signes alchimiques, les symboles mathématiques ou les notations musicales se côtoient librement. Exemple frappant, la série de sept planches que le poète dessina quelques mois avant sa disparition pourrait être rapprochée, quant à la pratique du signe précisément, de cette carte eschatologique.
Tout comme la planche dessinée n° 6 (fig. 10) où l’œil circule librement à l’intérieur de l’espace graphique entre signes, symboles, dessins, écriture manuscrite dirigée dans plusieurs sens, les feuillets de La Porte de L’Orient proposent un parcours libre. Il n’y a pas de chemin unique, tracé d’avance. L’œil est tantôt attiré par une phrase, tantôt par un dessin ou par un signe, tantôt il embrasse tout d’un seul regard.
Cet espace de liberté favorise le passage subreptice d’un médium à l’autre (de l’écriture vers le dessin et inversement). C’est dans les personnages stylisés qui surgissent de temps à autre sur la page que ce phénomène apparaît le plus clairement (voir par exemple la rangée de personnages situés en bas à droite au recto des feuillets n° 2 et n° 4 – figs. 5 et 7). Tracés à l’encre noire, violine ou dorée, à mi-chemin entre une silhouette humaine et une lettre, ces dessins rappellent certains graphismes d’Henri Michaux, notamment ceux de la série Mouvements (1951), idéogrammes chimériques anthropomorphisées.